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Be-bop
Si les musiciens des années 1920 ont été marqués par le jeu de Louis Armstrong, et ceux des années suivantes par les saxophonistes Lester Young et Coleman Hawkins, à partir du milieu des années 1940, ce sera l'altiste Charlie Parker qui influencera les jeunes musiciens. Parmi les pianistes, seul Bud Powell (1924-1966) sut atteindre le même niveau de créativité, de virtuosité, d'inventivité et de swing. Sa main droite, pleine d'une émotion palpable, obtient le phrasé extraordinairement précis typique du be-bop. Ses attaques assez puissantes renforcent l'expressivité des appogiatures et broderies des harmonies enrichies de ce style. Le jeu de main gauche tient compte du rôle nouveau de la contrebasse et de la batterie. Elle ne fait plus double emploi et se contente de placer des accents de façon discontinue qui soulignent ou appuient le discours de la main droite, ou en réponse avec la batterie. Elle inaugure un nouveau type de complémentarité entre les deux mains, utilisée aussi en piano solo. À tel point que certains musiciens qualifient de « manchot » le jeu des pianistes boppers, utilisant trop parcimonieusement la main gauche à leur goût, ne lui accordant plus assez d'attention au seul profit de la ligne mélodique de la main droite. Il s'agit peut-être là d'une des plus grande preuve de l'influence de Charlie Parker dans le discours mélodique de tous les jazzmen à partir de 1945. Bud Powell fut aussi un très grand compositeur avec des compositions telles que Bouncing with Bud (1946), Dance of the Infidels (1949), Un Poco Loco (1951), etc.
De nombreux pianistes adoptèrent le be-bop comme, entre autres, Dodo Marmarosa (1925-2002), Al Haig (1924-1982), Tadd Dameron (1917-1965) ou Duke Jordan (1922-2006), les plus représentatifs des années 1940. Perceptible de son vivant, l'influence de Bud Powell est considérable. Elle touche nombre de ses contemporains, d'Oscar Peterson à Barry Harris, en passant par McCoy Tyner ou Chick Corea. Elle affecte également des musiciens associés au style West Coast, dérivé du cool, avec une touche d'élégance typique des musiciens californiens, tels que Jimmy Rowles (1918-1996), Russ Freeman (1926-2002), Claude Williamson (1926-2016), Hampton Hawes (1928-1977), Lou Levy (1928-2001), Pete Jolly (1932-2004)… L'héritage de Bud Powell continue de fonder, avec plus ou moins de distance, une bonne partie du style des pianistes contemporains.
Un météore nommé Thelonious Monk
Un homme au son à part fait lui aussi son apparition sur la scène jazzistique. Tout en étant à l’origine du be-bop par son langage, il fait preuve d’une personnalité musicale tout à fait originale et particulière. Ainsi, n’a-t-il pas, ou presque pas, de clichés bop (Bloomdido, 1950). Il est l’exemple type du musicien ayant une musique en lui qui doit sortir, quel qu’en soit le contexte. On peut d’ailleurs remarquer qu’il fut peu invité sur les disques d’autres musiciens, et que, dans ce cas, c’était le plus souvent pour faire jouer ses compositions. A-t-il ou non de la technique ? Au sens habituel, « classique », Thelonious Monk ne fait pas preuve d’une grande perfection. Toutefois l’important en jazz n’est pas l’orthodoxie de la technique, mais le rendu sonore. Monk exprime parfaitement son monde intérieur, avec une technique qu’il s’est trouvé. Ainsi, son placement rythmique unique est-il absolument voulu. Et ce, tout en gardant une grande place au silence dans son discours, ce qui participe à une dramatisation de ses improvisations. Il sait où et comment les placer, les amener et les conduire, comme dans la fameuse session du 24 décembre 1954 sur The Man I Love. Il aime les contrastes de registres, de caractères, d’harmonies, de débits rythmiques, en swing ou en binaire, etc. Tout semble en rupture permanente, et pourtant tout se tient.
Néanmoins, son jeu pianistique est enraciné et se trouve à l’exacte conjonction de la tradition (la pompe stride) et du plus grand avant-gardisme (la discontinuité rythmique, la systématisation du cluster ou de l’acciacatura). Du point de vue harmonique, c’est aussi un novateur. Il a une préférence pour les dissonances « à découvert », comme les secondes (mineures ou majeures), les quintes diminuées ou les neuvièmes. Ses enchaînements harmoniques témoignent d’une recherche longuement mûrie, même si certains accords compacts dans le grave ne sonnent que sous ses doigts.
C’est l’un des plus grands compositeurs de l’histoire du jazz, ne serait-ce qu’avec sa participation à 'Round Midnight (1946). Issues de son approche pianistique, ses œuvres bouleversent la mélodie aux contours déroutants (Trinkle, Tinkle, 1952), aux décalages rythmiques (Straight No Chaser, 1951) et aux structures inhabituelles (Brillant Corners, 1956).
Le mainstream
Dans les années 1950, le jazz est en ébullition avec de nouveaux styles tels que le cool, le hard bop, la sensibilité West Coast ou le Third Stream. En outre, il faut garder à l'esprit que dans ces années-là, à New York par exemple, on pouvait entendre le même soir Bud Powell, Monk, mais aussi Earl Hines, Duke Ellington, Teddy Wilson, Art Tatum, etc. De ce fait, certains pianistes furent inspirés de prime abord par les derniers cités avant de subir l'influence des modernistes boppers. Jouant une musique qui reste charmeuse, swinguante et sophistiquée, ils ne sont pas des boppers purs et durs, et ne sont plus des musiciens de style néo-orléanais. Évoluant dans un entre-deux auquel on donne le nom de mainstream. Il en va ainsi de Erroll Garner (1921-1977). Sa main gauche plaquait impitoyablement les quatre temps de la mesure et couvrait une étendue d'une dixième, voire d'une onzième, produisant un effet de masse qui offrait libre court à la main droite. Celle-ci est caractéristique chez Garner. Elle est majoritairement en arrière de la pulsation. D'où l'impression, parfois, qu'elle est en retard par rapport à la main gauche qui, elle, est métronomique. Issu d'un certain aspect de la tradition d'Art Tatum, Garner aime être rhapsodique et arpéger sur les tempos lents. Il possède aussi un jeu de poignet très souple pour les octaves et les accords. Enfin, il sait aussi être très délicat et peut avoir un jeu proche de l'impressionnisme.
Ahmad Jamal (1930-....) est un pianiste à part, qui n'a jamais accepté de faire autre chose que sa propre musique et qui a fait du trio avec batterie son domaine privilégié. Dans ce contexte, les deux autres membres semblent au service des changements d'humeur du pianiste. Cela entraîne une certaine tension au sein du trio, mais une tension génératrice de musique. Musicien du silence et des brusques tempêtes, il aime improviser dans l'aigu du piano avec sa main droite en laissant une large part aux pauses et aux motifs répétés en boucle. Il affectionne aussi de ponctuer ses phrases par des octaves de la main gauche dans le grave, au risque de couvrir le bassiste. Loin de la jam session, il travaille beaucoup la forme du morceau, tant pendant l'improvisation qu'en amont, c'est-à-dire au niveau de l'arrangement. Il joue aussi avec un registre de dynamiques rarement atteint avant lui. Ces changements constants sur le plan rythmique, dynamique et sur celui des registres sont caractéristiques de son style. On rapproche souvent Red Garland (1923-1984) d'Ahmad Jamal (Miles Davis le premier), mais celui-ci se situe à la croisée de ce classicisme et du modernisme de Bill Evans à venir.
Le dernier immense pianiste mainstream est sans conteste Oscar Peterson (1925-2007). Comme de nombreux autres, il a travaillé le piano classique. Il possède donc un son plein et léger quand il le souhaite. Il se situe à la lisière du swing et du be-bop dont il a assimilé le langage. Virtuose possédant à la perfection toutes les techniques pianistiques, il est un des rares à tenir la comparaison avec Art Tatum. Son énergie est extraordinaire et son swing à la précision rythmique impeccable a une pulsation intérieure inébranlable à laquelle on ne peut rester insensible. Il excelle dans tous les tempos. Ses improvisations restent ancrées dans le terroir du jazz et sont donc imprégnées de blues, tout en s'appliquant à utiliser un nouvel élément musical pour chaque nouvelle grille d'improvisation. Cependant, il restera ouvert aux évolutions futures et assimilera ainsi les leçons harmoniques de Bill Evans.
Parmi d'autres, citons dans cette mouvance, Clyde Hart (1910-1945), Ellis Larkins (1923-2002), George Shearing (1919-2011), ou parfois même une certaine facette de Jaki Byard (1922-1999).
Un cas significatif : Lennie Tristano
Après son émergence, le bop va devenir un langage commun à tous les jeunes pianistes. Adhérant ou non au mouvement, chaque personnalité emprunte une ou plusieurs spécificités stylistiques aux diverses tendances qui apparaissent à partir d’un tronc commun formé par les héritages combinés du swing et du bop. Ainsi le jazz cool utilise-t-il le langage bop tout en allant à l’encontre des tempos ultrarapides et en évacuant l’expressionnisme au profit d’une retenue et d’une douceur du son.
On associe souvent le nom de Lennie Tristano (1919-1978) à cette esthétique. En réalité, il n’est pas réductible à ce seul aspect. Aveugle à neuf ans, il devient pédagogue dès 1943 et compte parmi ses élèves les saxophonistes Lee Konitz ou Warne Marsh qui sont durablement marqués par ses conceptions. En 1951, dans son local de New York, il est l’un de premiers à utiliser les techniques de studio pour ses propres enregistrements. Ainsi, dans son célèbre Line Up (1955), il enregistre sa main droite seule deux fois plus lentement pour obtenir un phrasé et un placement rythmique idéal qui s’approche au plus près de l’articulation vocale ou de celle d’un instrument à vent. Si d’aucuns lui reprochent d’user de cet artifice, force est de constater que, sur scène, on retrouve ce phrasé élégant, impeccable et swinguant d’une grande rigueur. Il enseignait ce qu’il jouait, à savoir une retenue et un contrôle de tous les instants dans l’improvisation associés à la recherche d’une liberté totale. Cependant, irréductible, sa véritable quête est l’imagination et la spontanéité dans l’improvisation. Son credo sera en quelque sorte de ne pas tomber dans les clichés et les licks tous prêts. En outre, il développe sa main gauche de façon absolument indépendante et réussit à improviser deux mélodies distinctes dans C Minor Complex de 1962 (bien qu’on puisse se demander s’il n’a pas utilisé le re-recording).
Opulence de l'après bop
Depuis les années 1950 jusqu'à nos jours, le panorama du piano jazz se compose d'une mosaïque de personnalités. Évoluant dans des cadres musicaux différents, les pianistes, souvent polyvalents, s'adaptent aux propriétés stylistiques exigées par leurs employeurs et sont rarement réductibles aux « étiquettes » qui leur sont accolées traditionnellement.
Ainsi des pianistes comme Tommy Flanagan (1930-2001) ou plus encore Hank Jones (1918-2010) sont-ils de merveilleux stylistes qui naviguent aussi bien dans le mainstream que dans des registres plus modernes. Tous deux ont la faculté d'avoir trouvé des phrases mélodiques aux contours à la fois uniques et fidèles aux sources du bop. S'ils ne sont pas des virtuoses exceptionnels, ils sont néanmoins des accompagnateurs parfaits toujours à l'écoute de leurs partenaires qu'ils savent mettre en valeur, des qualités dont a hérité leur cadet, Sir Roland Hanna (1932-2002). On peut rapprocher ces trois musiciens de Detroit de Phineas Newborn Jr. (1931-1989) qui représente sans doute le point d'aboutissement ultime des possibilités du bop. Il est le spécialiste des phrases mélodiques jouées à l'unisson des deux mains à plusieurs octaves de distances, dans des tempos parfois extrêmes. En même temps, par des phrases bluesy, il se situe dans un style hard bop des plus efficaces (Reflection, 1958).
John Lewis (1920-2001), quant à lui, se manifeste par une volonté de synthèse des grands principes de la musique occidentale de tradition savante au langage du jazz. Après avoir joué avec de nombreux boppers, il est l'un des fondateurs du Modern Jazz Quartet (MJQ) qui se situe dans une perspective cool (traitement sonore et clarté de l'énoncé) avec des procédés ou des formes empruntés à la musique occidentale (Vendômes, 1952). Rompu au répertoire « classique » (il a enregistré le Clavier bien tempéré en 1974), John Lewis systématise cette association en affrontant le problème de l'éternel thème et variations et de sa relation thème/arrangement/solos. Il possède un côté aristocratique, sans maniérisme, avec une évidente présence du blues et du swing dans son jeu. Minimaliste au toucher clair et léger, il est l'un des rares pianistes à accorder une place prépondérante aux silences (Django, 1999).
Surnommé « The Hard Bop Gran Pop », Horace Silver (1928-2014) emblématise l'incursion du jazz funky au sein du mouvement hard bop en assumant le retour des rythmiques binaires. On décèle chez lui un aspect percussif aux répétitions souvent hypnotiques issues du boogie-woogie. Il utilise l'héritage bop, notamment celui de Bud Powell qu'il adapte à de vieilles formules blues et gospel. Bon compositeur, qui soigne toujours ses introductions, interludes et codas, il fut à l'origine de la création des Jazz Messengers avec Art Blakey, formation au sein de laquelle on rencontre les pianistes les plus représentatifs du hard bop, tels que Bobby Timmons (1935-1974), Cedar Walton (1934-2013), Walter Davis Jr. (1932-1990). Il ne faut pas oublier non plus les pianistes qui passèrent chez Miles Davis comme Red Garland (1923-1984) ou Wynton Kelly (1931-1971), ou chez Dizzy Gillespie comme Kenny Barron (1943-....) un styliste remarquable. Kenny Drew (1928-1993), Sonny Clarke plus be-bop (1931-1963) ou Horace Parlan (1931-2017) qui, handicapé de la main droite, a développé une technique spécifique à la main gauche, n'épuisent pas les exemples possibles de ces pianistes qui renouent avec les racines populaires de la culture afro-américaine.
Auteur : Ludovic Florin