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Chaque continent a apporté sa contribution au jazz. L'apparition de fortes personnalités amenant avec elles leur culture musicale a contribué à enrichir la sphère du jazz au départ seulement afro-américaine. Au fil du temps, il se découvre ainsi une dimension universelle de cette musique dans le sens où, aux quatre coins du monde, elle est parvenue à trouver un écho fécondant. Depuis ses origines, le jazz assimile en les fusionnant des musiques de divers horizons.
En premier lieu, la France a offert bon nombre d'excellents pianistes, surtout à partir du milieu des années 1940. On se souviendra de Henri Renaud (1925-2002), de Georges Arvanitas (1931-2005), de Michel Graillier (1946-2004), de Bernard Peiffer (1922-1976) et de René Urtreger (1934-....) de filiation bop ; de Philippe Baudouin (1941-....), Claude Bolling (1930-....), le Guadeloupéen Alain Jean-Marie (1945-....), de Michel Legrand (1932-....), de André Persiani (1927-2004), de Michel Sardaby (1935-....) ou de Maurice Vander (1929-2017) plutôt mainstream ; de Raymond Fol (1928-1979) l'éclectique, ou de Jef Gilson (1926-2012) et de François Tusques (1938-....) les expérimentateurs marqués par le free jazz.
Parmi tous ces pianistes, le plus important est sans conteste Martial Solal (1927-....). Premier Français à avoir été reconnu aux États-Unis comme apportant quelque chose d'original au jazz dont il a assimilé parfaitement la culture (furtives traces de stride, de phrasé be-bop, et une forte influence de Art Tatum), il a également une connaissance approfondie du répertoire classique (il aime souvent citer Chopin dans ses improvisations). Toutefois, il s'inspire de l'esprit, et n'emprunte jamais à la lettre. Chez lui, il n'y a pas de phrases toutes faites car il est toujours à la recherche de l'inédit dans ses improvisations. Ainsi aime-t-il les citations décalées, hors de propos, donnant un effet de collage, avec un humour parfois pince-sans-rire. S'il y a à la fois une grande liberté et une grande rigueur, il n'est jamais free, malgré de fréquentes brisures rythmiques. Enfin, compositeur de musique de film, il aime flirter aussi avec la musique écrite de tradition savante. Ce grand musicien n'est toujours pas pleinement reconnu dans son pays.
Les générations plus récentes de pianistes ne sont pas moins intéressantes. En premier lieu, à l'image des musiciens américains, ils ont acquis la culture des styles tout en cherchant (plus ou moins) à apporter quelque chose d'autre. Le plus connu est Michel Petrucciani (1962-2001) qui a une évidence mélodique très forte, mêlée à des clichés bop et bluesy, au sein de phrases improvisées qui semblent infinies. Doué d'une très grande vitalité, il a une science du placement rythmique très communicative. En même temps, ses voicings de main gauche sont issus de Bill Evans. C'est peut-être sur l'album From the Soul (1991) de Joe Lovano qu'il montre toute la subtilité et la diversité de son art.
Bojan Zulfikarpasic (1968-....) possède à la fois la culture américaine de l'efficacité musicale, mais aussi la culture européenne. Son phrasé issu de la musique populaire des Balkans est son apport le plus original. Dans les mesures impaires, il possède une grande puissance de conviction. Il a enfin intégré de façon très naturelle le jeu des doigts à l'intérieur du piano, directement sur les cordes avec ou sans recours au clavier (en frappant, grattant, frottant, etc.).
Il est impossible de citer tous les pianistes évoluant dans l'Hexagone, mais on ne peut oublier l'iconoclaste Bernard Lubat (1945-....) qui est aussi batteur, Hervé Sellin (1957-....) qui opère une très habile synthèse de ses nombreuses influences, Eddy Louiss (1941-2015) devenu un spécialiste de l'orgue, François Couturier (1950-....) plutôt avant-gardiste, Andy Emler (1958-....) et son jazz franchement humoristique sans être superficiel, Antoine Hervé (1959-....) qui a approfondi toutes les techniques pianistiques, tout comme Jean-Michel Pilc (1960-....) qui prolonge la voie ouverte par Martial Solal, Jacky Terrasson (1965-....) qui a été élevé musicalement aux États-Unis et s'inscrit dans cette tradition, Benoît Delbecq (1966-....) qui aime expérimenter la fusion du piano acoustique avec les nouveaux procédés électroniques, Baptiste Trotignon (1974-....) l'étoile montante du piano français (technique brillante, prise de risque sur les mesures impaires, beauté du son) ou, enfin, Laurent de Wilde (1960-....) qui, après avoir développé un jeu assez bop et modal, poursuit sa voie dans l'électro-jazz. Certains ne considèrent d'ailleurs pas ces mouvements récents comme du jazz, et proclament même la mort du jazz (sans swing, pas de jazz). La tendance électro se développe plutôt en Europe. Il s'agit de textures synthétiques avec des boucles rythmiques qui créent des climats éthérés. C'est une musique plus impressionniste qu'expressionniste.
Auteur : Ludovic Florin