À l’aube du XXIe siècle, Kenny Barron fait figure de légataire d’une certaine tradition du piano dans le jazz moderne dont il incarne la vitalité. Raffiné dans son approche harmonique, puissant dans son attaque, élégant dans ses accompagnements, usant de formules rythmiques originales, il manifeste un style d’une parfaite cohérence aux échappées lyriques sans jamais se défaire de son swing.
Un sideman très sollicité...
Né le 9 juin 1943 aux États-Unis, ultime représentant d’une génération de pianistes originaires de Philadelphie (Ray Bryant, Bobby Timmons, McCoy Tyner, Hasaan Ibn Ali…) et cadet du saxophoniste ténor Bill Barron (1927-1989), Kenny Barron a suivi le parcours typique d’un jeune musicien noir forgeant son expérience auprès de petits et grands maîtres du jazz. Après avoir fait ses débuts professionnels encore adolescent dans un orchestre local dirigé par Mel Melvin puis auprès du batteur Philly Joe Jones, ses premiers engagements ont lieu entre sa cité natale et New York, villes où il a l’occasion de se produire avec Philly Joe Jones, Ted Curson, Lee Morgan, Lou Donaldson, Yusef Lateef avec qui il enregistre pour la première fois âgé de dix-sept ans à peine. Sur la recommandation de James Moody, il remplace Lalo Schifrin dans le groupe de Dizzy Gillespie en 1962 : c’est l’occasion pour lui d’approfondir sa connaissance du be-bop et de s’intéresser aux rythmes afro-cubains et caraïbes qui ne quitteront plus son univers. Quatre ans plus tard, il rejoint le groupe de Freddie Hubbard avec lequel il travaille régulièrement jusqu’en 1969. Sur les conseils de Yusef Lateef avec qui il joue et enregistre entre 1971 et 1975 et qui influence son sens de l’improvisation, il entame des études universitaires tout en poursuivant une activité de sideman très chargée avec Milt Jackson, Jimmy Heath, Buddy Rich. Ron Carter le sollicite notamment pour son quartet à deux contrebasses. Accompagnateur recherché pour sa polyvalence, il fait partie de ces pianistes que les musiciens aiment à solliciter en premier lieu pour garantir le succès d’un enregistrement. Aussi a-t-il participé, depuis le début des années 1970, à un nombre considérable de séances de studio à la manière de son aîné Hank Jones qu’il rappelle parfois, engrangeant un répertoire de standards en s’adaptant à tous les contextes, plus ou moins aventureux ou routiniers, avec un métier impressionnant.
... puis une carrière de leader
Musicien de second plan par excellence, ce n’est qu’en 1974 que Kenny Barron a signé un disque de son nom pour la première fois. Opérant une brillante synthèse des styles des pianistes ayant redéfini l’approche du piano dans les années 1960 – son influence la plus notable étant celle de McCoy Tyner – il est depuis cette même époque un enseignant recherché. Professeur titulaire à la Rutgers University de 1973 à 2000, il a formé certains des musiciens qui s’expriment au premier plan de la scène actuelle sans jamais s’écarter de la scène grâce au trio qu’il forme avec le contrebassiste Buster Williams (puis Ray Drummond) et Ben Riley, ancien batteur de Thelonious Monk. C’est d’ailleurs la musique de ce dernier qu’en compagnie du saxophoniste Charlie Rouse (puis, plus tardivement, Gary Bartz) Kenny Barron célèbre dans un groupe qui prend le nom de Sphere. Il aura fallu, cependant, qu’il attende le milieu des années 1980 et participe au quartet de Stan Getz pour que son talent soit révélé au grand public. Le saxophoniste en fait son partenaire de prédilection, enregistrant avec lui ses ultimes disques, tous magnifiques, dont un émouvant double album en tête-à-tête (People Time, 1991).
Depuis, Kenny Barron a pu amorcer une véritable carrière en leader, enchaînant des albums de qualité égale avec des tournées de plus en plus conséquentes. Il s’est hasardé hors de cette aire du trio qu’il a si remarquablement parcourue, s’essayant à des rencontres inattendues en duo avec le percussionniste Mino Cinelu (Swamp Sally, 1995) ou le contrebassiste Charlie Haden (Night and the City, 1996) ou encore la violoniste Regina Carter (Free Fall, 2000), et plus récemment avec des musiciens brésiliens, occasion pour lui d’approfondir un intérêt pour les métriques latines de plus en plus évident (Canta Brasil, 2002). En 2003, Kenny Barron forme pour la première fois un groupe constitué de jeunes musiciens à qui il s’efforce de transmettre cette flamme intacte de la mémoire vive qu’il porte depuis ses débuts.
Auteur : Vincent Bessières
(mise à jour : juin 2005)