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Deux innovateurs sous influence
Dans les années 1960, période de domination du saxophone, le principal novateur sur la trompette est Freddie Hubbard (1938-2008), dont une partie de l’originalité consiste en une transposition des innovations des saxophonistes ténors, en particulier des « nappes de son » de John Coltrane. Grâce à une technique impressionnante et sans doute inégalée, il produit une profusion véloce de notes (en recourant notamment au lip trilling) dont les agrégats comptent davantage que le dessin mélodique. Construisant des séquences à partir de gammes ou de fragments de gammes répétés jusqu’à saturation, Hubbard pousse le raisonnement de ses improvisations selon une pensée modale qui s’écarte de la logique harmonique traditionnelle, jusqu’à produire des phrases tantôt très complexes dans leur architecture, tantôt ressemblant à des concentrés d’énergie (les fameuses « nappes de sons » inventées par Coltrane). Travaillant à un façonnement constant de son timbre, Hubbard dispose d’une sonorité épaisse, puissante, profonde et contrastée. Sous son influence (et celle d’Eric Dolphy et McCoy Tyner), Woody Shaw (1944-1989) rechercha lui aussi une alternative aux conceptions tonales traditionnelles en explorant notablement les gammes pentatoniques, le jeu sur les intervalles et en assumant une grande liberté rythmique sans renoncer au swing.
Les expérimentateurs du free
Les années 1960 sont une période de remise en question généralisée. Si les recherches de Don Ellis (1934-1978), marquées par les créations contemporaines de John Cage et Stockhausen, le conduisent à imaginer une trompette capable de rendre les quarts de ton, il reste isolé dans ses préoccupations. Parents pauvres du free jazz, les cuivres – et tout particulièrement la trompette – semblent avoir achoppé à s’adapter à l’hyperexpressivité développée par les saxophonistes. Quelques figures singulières se distinguent cependant : Don Cherry (1936-1995), le premier, qui désarticule sur sa trompette de poche le phrasé traditionnel au profit de séquences sans concaténation délibérément atonales ; Lester Bowie (1941-1999), qui cultive des rudesses archaïques et le sens du riff hérité du rhythm n’ blues au service d’une gamme de timbres emphatiques aux éclats cuivrés ; Bill Dixon (1925-2010) qui révèle la présence d’un souffle circulant dans l’instrument en une démarche esthétique radicalisée ; Wadada Leo Smith (1941-....), jusqu'au-boutiste dans ses explorations, souvent solitaires, des possibilités de la libre improvisation et du « malaxage » sonore... On n’oubliera pas de noter, dans cette période de remise en question, que le saxophoniste Ornette Coleman se fit entendre à la trompette, instrument dont il ne maîtrisait pas la technique qu’il abordait avec une naïveté délibérée sinon provocante.
Les remises en jeu de Miles Davis
Plus décisive semble toutefois, pour le développement de la trompette, l’influence de Miles Davis à nouveau. Au sein de son « second quintette », un groupe aussi influent que les Hot Five d’Armstrong en leur temps, Miles Davis remodèle les paramètres du jeu collectif, laissant le champ libre à ses jeunes accompagnateurs dont il oriente les audacieuses propositions : les dérèglements contrôlés du tempo du batteur Tony Williams, les explorations modales et les dérobades harmoniques du pianiste Herbie Hancock, les thématiques allusives et étranges de Wayne Shorter conduisent le trompettiste à repenser son jeu sur l’instrument. Sensible à la liberté de Don Cherry (l’un des rares musiciens de free jazz à posséder une culture harmonique solide), Miles Davis s’oblige à trouver sur son instrument des solutions aux développements digressifs et collectifs sans repère déterminé, souvent à base de pédale ou d’ostinato, qui modifient considérablement les enjeux de l’improvisation. Il dramatise sa sonorité en jouant de son instabilité, de façon à la décliner en une véritable gamme de timbres. Son phrasé épouse les variations de tempo selon des effets d’accélération et de décélération. Ses développements sont perméables aux interactions provoqués par ses compagnons. La conception du solo comme un long développement linéaire respectant une structure déterminée est éclipsée par un mode d’improvisation mobile, s’inscrivant dans une forme évoluant en temps réel, avec ses accidents et ses retournements, à la façon d’un univers en expansion soumis à des forces contradictoires.
Auteur : Vincent Bessières