Sequenze I à XIV de Luciano Berio | ||
Sequenza I | pour flûte traversière | 1958 |
Sequenza II | pour harpe | 1963 |
Sequenza III | pour voix féminine | 1965-1966 |
Sequenza IV | pour piano | 1965-1966 |
Sequenza V | pour trombone | 1966 |
Sequenza VI | pour alto | 1967 |
Sequenza VII | pour hautbois | 1969 |
Sequenza VIII | pour violon | 1976-1977 |
Sequenza IX | pour clarinette | 1980 |
Sequenza X | pour trompette et piano résonnant | 1984 |
Sequenza XI | pour guitare | 1987-1988 |
Sequenza XII | pour basson | 1995 |
Sequenza XIII | pour accordéon | 1995-1996 |
Sequenza XIV | pour violoncelle | 2002 |
Page découverte
Sequenze I à XIV Luciano Berio
Les Sequenze
Chaque Sequenza est avant tout une rencontre humaine entre un virtuose et un compositeur, tous deux aussi curieux l’un que l’autre et avides d’expériences nouvelles : Composer pour un virtuose digne de ce nom n’est aujourd’hui valable que pour consacrer un accord particulier entre le compositeur et l’interprète et aussi comme témoignage d’un rapport humain.
(Luciano Berio) Dans chacune de ses pièces, le compositeur dresse le portrait à la fois d’un instrument et d’un instrumentiste, associant les techniques traditionnelles aux modes de jeu les plus avant-gardistes, jusqu’à en créer de nouveaux (par exemple en cherchant à rendre polyphonique chaque instrument monophoniqueflûte, trombone, trompette, hautbois). Aussi, l’écriture se fait à deux, le compositeur étant redevable des possibilités et capacités de l’interprète. Mais il lui demande également de mettre en jeu la puissance scénique du geste instrumental, allant jusqu’à une certaine théâtralité, écrite ou non sur la partition. Par la suite, Berio envisagera un prolongement pour certaines de ses Sequenze, dans les œuvres intitulées Chemins.
Aujourd’hui incontournables du répertoire virtuose de chaque instrument, les Sequenze couvrent cinquante ans de création contemporaine, témoin des différents langages qu’a pu adopter Luciano Berio au cours de sa longue carrière. Edoardo Sanguineti, poète et ami du compositeur, a offert un texte d’introduction à chaque Sequenza, qu’il a appelé « Incipit sequentia sequentiarum, quae est musica musicarum secundum lucianum »« Commencement à la séquence des séquences, qui est la musique des musiques selon Luciano ».
Focus sur quelques Sequenze
Sequenza V pour trombone
Je te dis : pourquoi, pourquoi ? et je suis la sèche grimace d’un clown pourquoi veux-tu savoir, dis-je, pourquoi je te dis pourquoi ?
(E. Sanguineti, introduction à la Sequenza V)
Comme dans la Sequenza IIIdédiée à Cathy Berberian pour voix, j’ai cherché dans la Sequenza V à développer musicalement un dialogue entre le virtuose et son instrument, dissociant les comportements pour ensuite les reconstituer, transformés, en unités musicales. La Sequenza V peut donc être écoutée et vue comme une mise en scène de gestes vocaux et instrumentaux.
(Luciano Berio)
Dédiée à Stuart Dempster, tromboniste pionnier de l’avant-garde autant que Vinko Globokar, la Sequenza V est un hommage au clown Grock (1880-1959), nom de scène d’Adriano Wettach. Le clown suisse a marqué considérablement Berio dans son enfance : le compositeur a retenu particulièrement l’expression favorite de Grock, la question « Warum ? »« pourquoi » en allemand qui interrompait fréquemment le déroulement de ses sketchs. Cette question, transposée en anglais « Why ? », est devenue finalement la cellule génératrice de la Sequenza V. Le trombone devient une sorte de porte-voix, où l’interprète dit ou chante le mot why ou simplement « U – A – I » en phonétique. Berio rapproche alors la sonorité de ce mot à l’utilisation de la sourdine Plunger, aussi appelé la sourdine « wha-wha », dont le jeu entre fermé et ouvert est indiqué par une ligne supplémentaire dans la partition, comme un élément évoluant indépendamment.
Sequenza VII pour hautbois
Ton profil est un de mes paysages frénétiques, tenu à distance c’est un feu d’amour faux, minimal : il est mort.
(E. Sanguineti, introduction à la Sequenza VII)
Au départ, il y a la note si. Notée H en allemand, elle fait référence au dédicataire de l’œuvre, le hautboïste et compositeur Heinz Holliger. La Sequenza VII nécessite un deuxième instrument jouant en coulisses, ou dans le public, ou préenregistré sur bande : il fait entendre une note tenue – un bourdon de si – constituant le pôle fixe autour duquel le hautbois soliste évoluera. Par étape, le hautbois atteint chaque note de la gamme chromatiquede si à la# en passant par tous les demi-tons = douze notes mais en revenant constamment au si, fil d’Ariane qui permet à l’auditeur d’entendre les contrastes du jeu du soliste, tant au niveau des hauteurs qu’au niveau du débit. En effet, au bourdon pianissimo, le soliste oppose un jeu actif, nerveux, aux sons brefs parfois multiphoniques, jusqu’au son agressif de ses aigus. Une liberté contenue pour le virtuose, toujours obligé de revenir à sa fondamentale, sa tonique, l’initiale de son propre nom, H.
Sequenza X pour trompette et piano résonant
Décris mes confins, et serre-moi en échos, en reflets désinvolte, longuement, deviens moi, toi, pour moi.
(E. Sanguineti, introduction à la Sequenza X)
Dans la Sequenza X, il n’y a pas de transformations de timbres ni de fioritures : la trompette est utilisée de manière “naturelle” et directe. Peut-être est-ce cette nudité qui fait de la Sequenza X la plus osée de toutes.
(Luciano Berio, traduction de Clément Lebrun)
Comme dans les autres Sequenze écrites pour instrument monodique, Berio cherche, dans la Sequenza X, une trompette polyphonique. Aussi, plutôt que de jouer sur les différences de registres rapidement alternés ou sur le chant dans l’instrumentcomme dans la Sequenza V pour trombone, le compositeur place sur scène un piano « résonant » : un pianiste enfonce silencieusement les touches indiquées sur la partition et libère les étouffoirs en actionnant la pédale. Alors le trompettiste peut jouer directement dans le piano, devenu résonateur, des notes fortes et brèves qui provoquent la vibration par sympathieDans les instruments à cordes tels que le sitar indien ou la viole d’amour, les cordes sympathiques placées généralement en dessous du manche ne sont pas jouées directement par la main ou l’archet de l’interprète. Elles vibrent naturellement « par sympathie » lorsque les cordes principales sont mises en vibration. Lorsqu’une hauteur spécifique à une corde sympathique est jouée par l’une des cordes principales, la corde sympathique se met alors en vibration créant une résonance prolongée. de toutes les cordes libérées du piano. Ainsi, Berio donne à la trompette une dimension harmonique complexe qui, contrairement aux autres Sequenze, ne cherche ni à utiliser ni inventer de nouveaux modes de jeu.
Sequenza XII pour basson
Je bouge doucement, doucement, je te façonne, j’explore tes facettes, je te palpe, méditant : je te tourne et retourne, te variant, tremblant, je te tourmente, terrifiant.
(E. Sanguineti, introduction à la Sequenza XII)
Sequenza XII est une sorte de “méditation” basée sur le fait que le basson, plus peut-être que tout autre instrument à vent, a des personnalités contrastées, surtout dans les registres extrêmes de sa tessiture : il présente diverses morphologies, diverses possibilités d’articulation et diverses caractéristiques de timbre et de dynamique. Sequenza XII a une structure circulaire : à plusieurs reprises, le basson couvre la distance entre ses registres extrêmes, toujours dans des intervalles de temps différents et souvent avec des tempi extrêmes ; des figures récurrentes permettent d’identifier la succession des différents registres. Les fréquentes transformations de l’image idiomatique de l’instrument sont toujours obtenues grâce à un nombre limité de procédés d’articulation lesquels sont une part organique du processus musical. Par exemple, l’alternance rapide de registres distants apporte de temps en temps un timbre nouveau et complexe résultant de la fusion de toutes les caractéristiques acoustiques et harmoniques activées à ce moment particulier.
(Luciano Berio, traduction de Clément Lebrun)
Dans la Sequenza XII, l’illusion d’un instrument polyphonique est rendue par des interventions rapides dans les registres grave ou aigu, au milieu du glissando général de la pièce. L’alternance de plus en plus rapide des deux registres va jusqu’au tremolo, produisant un timbre nouveau et complexe
. Les techniques adoptées par Luciano Berio ont été spécialement conçues avec Pascal Gallois, soliste de l’Ensemble intercontemporain. Connu pour sa maîtrise du souffle continu, Pascal Gallois a inspiré à Berio une œuvre où le son ne s’arrête jamais, imposant ainsi aux autres interprètes d’acquérir cette technique si exigeante. Cette Sequenza reste l’une des plus difficile, demandant au musicien de se dédoubler réellement, la partition étant écrite sur deux portées, associées aux registres de l’instrument qui devient alors multiple et polyphonique.
Sequenza XIII « Chanson » pour accordéon
Écrite la même année que la Sequenza XII pour basson, la Sequenza XIII pour accordéon se différencie totalement dans sa démarche de composition. La rencontre de Berio avec l’accordéoniste Theodor Anzelotti lui permet d’approcher l’accordéon par le versant soliste. Berio est alors confronté aux musiques populaires immédiatement associées à l’instrument : de la mélodie accompagnant les voyages à la campagne aux chants de la classe ouvrière, des night clubs au tango argentin, jusqu’au jazz
(Luciano Berio). Berio reconnaît d’ailleurs dans le jazz un style qui fit évoluer considérablement l’accordéon à la fin du XXe siècle, sous l’impulsion de solistes comme Richard Galliano. S’est posé alors le problème de rendre un hommage commun à toutes ces traditions de l’accordéon. Le sous-titre « Chanson » est venu naturellement au compositeur : une expression à prendre de manière spontanée, décrivant précisément le rapport qu’entretient Berio avec l’accordéon. En ce sens, la Sequenza XIII pour accordéon est une succession de mélodies accompagnées, dans une ambiance toujours feutrée, loin des trouvailles et des contrastes des autres Sequenze. Ici, l’accordéon entre en cette fin de siècle dans une nouvelle tradition qui l’avait écarté tout au long du XXe siècle : la tradition de la musique moderne écrite.
Auteur : Clément Lebrun