Crédits de l’exposition
- Commissaire : Sam Stourdzé
- Comissaire associé : Mathilde Thibault-Starzyk
- Scénographie : Freaks
- Expérience sonore : SONOS
- Conseiller scientifique : Kate Guyonvarch
- Graphisme : FormaBoom
- Eclairage : Patrick Mouré
Page découverte
Expositions temporaires du musée de la musique
Musicien autodidacte dès l’adolescence, Charlie Chaplin quitte à vingt-cinq ans l’univers du music-hall pour celui du cinéma. Avec l’invention de Charlot, le cinéaste affirme la suprématie de la pantomime. Ce corps dansant, presque musical, au langage universel et aux mouvements impulsant le rythme du montage, s’impose comme principal ressort poétique et comique de son art. Au point qu’en 1927, lorsque le cinéma mondial bascule du muet au parlant, Chaplin résiste et mise de plus belle sur l’éloquence musicale de ses films. Il signe désormais la partition de toutes ses œuvres et invente un comique sonore où bruitages et musique se répondent.
Né dans un quartier pauvre de Londres le 16 avril 1889, Charlie Chaplin déploie très tôt ses talents d’artiste. Ses parents, Charles et Hannah Chaplin, sont chanteurs de music-hall et Charlie monte très jeune sur les planches. À quatorze ans, il interprète son premier véritable rôle. Grâce à son demi-frère aîné Sydney, qui mène également une carrière sur scène, il entre à dix-huit ans dans la troupe de Fred Karno, le plus grand imprésario britannique de spectacles de cabaret. Là, il apprend la pantomime dans des comédies à sketch, où musique et mimes occupent une place prépondérante. C’est aussi jeune adulte qu’il débute le violon et s’exerce plusieurs heures par jour.
Le monde du music-hall imprègne donc profondément l’œuvre de Chaplin depuis Charlot au music-hall (1915) jusqu’aux Feux de la rampe (1952), où il interprète un comédien sur le déclin largement inspiré de son propre père.
Pendant cette tournée, j’avais avec moi mon violon et mon violoncelle. Depuis l’âge de seize ans, je m’exerçais de quatre à six heures par jour dans ma chambre. […] J’avais de grandes ambitions de devenir un artiste de concert ou à défaut de cela, d’utiliser mes talents de violoniste dans un numéro de music-hall, mais à mesure que le temps passait je me rendais compte que je ne pourrais jamais être excellent et je renonçai.
En 1913, pendant la seconde tournée aux États-Unis de la troupe de Fred Karno, le cours de la vie de Chaplin change : il est remarqué par Mack Sennett, fondateur des studios de cinéma Keystone à Los Angeles, qui le prend sous contrat. Dès lors, le jeune comédien développe à l’écran les techniques apprises sur scène. Le Charlot querelleur, souvent ivre et renfrogné des débuts, doit beaucoup aux personnages qu’il a interprétés chez Karno. Son costume lui-même rappelle celui de comédiens anglais célèbres à l’époque, Fred Kitchen ou Dan Leno. La forme courte des gags, le comique bagarreur, le mime exagéré, les chutes à répétition et les courses effrénées sont transposés avec succès du music-hall au cinéma par le jeune Chaplin, passé aussi devant la caméra. Entre 1914 et 1917, il tourne plus d’une soixantaine de films et son succès est immédiat.
Écrite en 1845 par Prosper Mérimée et mise en musique dans un opéra par Georges Bizet en 1875, l’histoire de Carmen est probablement l’un des sujets les plus souvent adaptés au cinéma. Lorsque le réalisateur hollywoodien Cecil B. DeMille en propose sa version en 1915, il s’inscrit déjà dans une tradition riche de vingt-cinq adaptations différentes. La même année, Chaplin tourne Charlot joue Carmen. Si son film semble bien avoir été conçu pour être accompagné par des airs de Bizet, il se veut davantage une parodie de l’œuvre de Cecil B. DeMille qu’une simple adaptation d’un opéra à la mode. Le film de Chaplin, qui tourne en dérision celui de son concurrent, fait figure de prise de position cinématographique autant que d’exercice de style. Il est également un clin d’oeil au théâtre populaire et musical.
Le petit vagabond à la démarche chaloupée apparaît dès 1914 avec Charlot est content de lui. À peine quatre ans plus tard, Chaplin est connu dans le monde entier : il a inventé un personnage à la silhouette reconnaissable entre mille. Dans ses premiers films, l’humour est féroce, mais la cruauté s’estompe peu à peu et le vagabond se nimbe d’un halo de poésie. Chaplin impose la dimension musicale de son personnage comme ressort comique et poétique. La drôlerie tient dans ce corps en mouvement, chorégraphié comme celui d’un danseur, parfaitement accordé au rythme du montage ; un corps constamment en équilibre, comme mû par des forces contraires, en action-réaction avec le monde qui l’environne. Cette silhouette au langage universel imprègne l’imaginaire du public comme des artistes d’avant-garde, en tant qu’incarnation d’un art en mouvement.
J’ai vu peu de génies à travers le monde, et Nijinski était l’un d’eux. Il exerçait sur le public un effet quasi hypnotique, il avait l’apparence d’un dieu, son air sombre ouvrait des aperçus sur des ambiances d’autres mondes ; chacun de ses mouvements était de la poésie, chaque bond un envol vers quelque étrange fantaisie.
Chaplin est marqué par sa rencontre avec le danseur russe Vaslav Nijinski venu visiter ses studios en 1916. Il est touché quand ce dernier le qualifie de danseur. Dans Une idylle aux champs (1919), Charlot rêve qu’il est entraîné par quatre nymphes des bois : la danse qui en résulte est clairement un hommage au ballet L’Après-midi d’un faune du chorégraphe. On retrouve la touche de Chaplin lorsque le vagabond s’assoit malencontreusement sur un cactus.
L’idole du cinéma muet devient très vite l’incarnation d’une culture populaire universelle. Des artistes cubistes, constructivistes et futuristes font de Charlot une figure indissociable de cet art résolument moderne qu’est le cinéma. C’est donc tout naturellement que Fernand Léger choisit de mettre en scène le petit vagabond lorsqu’il se tourne vers le septième art. L’image d’un Charlot en mouvement inspire également des formes d’art plus populaires. La silhouette dotée de ses attributs – moustaches, chapeau, canne, pantalon large, chaussures trop grandes – se transforme en argument pour faire vendre des partitions ou des figurines animées.
Le cinéma n’a jamais été « muet » : dès les premières projections, les séances sont accompagnées par un pianiste ou plusieurs musiciens, voire parfois bruitées. La musique est improvisée ou compilée à partir d’un répertoire classique et populaire. Chaque cinéma est libre de l’accompagnement musical des films projetés, et les cinéastes n’ont aucun contrôle sur les musiques choisies. À partir de 1918, Chaplin accorde la plus grande attention à l’accompagnement musical lors de la première du film. Il joue aussi sur l’évocation du bruit ou de la musique pour nouer une intrigue ou construire un gag (Charlot cambrioleur ou Une idylle aux champs). À défaut de maîtriser le son, Chaplin en fait un motif à l’écran.
Avec 170 jours de tournage, plus de 70 500 mètres de bobines, 925 000 dollars de coût de production, La Ruée vers l’or est le film muet le plus ambitieux de Chaplin. Si en 1925, il ne peut pas contrôler la musique, il lui donne déjà une place essentielle : il travaille à l’orchestration de la première du film puis à la promotion, en publiant des partitions de morceaux qu’il compose, dirige et enregistre. Certaines scènes, comme la « danse des petits pains », devenue légendaire, semblent déjà très musicales. En 1942, Chaplin choisit de ressortir le film, en y ajoutant une bande sonore avec narration et musique originale. Il supprime les intertitres, modifie le montage et compose des mélodies qu’il adapte avec une exigence virtuose à chaque scène et chaque ambiance – des passages les plus sombres aux scènes les plus enjouées.
Grâce à l’invention du cinéma sonore, Chaplin peut enfin prendre le contrôle sur la musique. À partir de 1931, il compose toutes ses bandes sonores et certains films antérieurs ressortent accompagnés désormais de ses propres compositions. Il a appris à l’oreille le violon et le piano : il aurait rêvé de devenir musicien professionnel. Autodidacte, il s’entoure d’arrangeurs pour écrire les partitions des mélodies qu’il invente.
Depuis Les Lumières de la ville (1931), jusqu’à La Comtesse de Hong Kong (1967), Chaplin expérimente des formations musicales variées, de l’ensemble de jazz à l’orchestre symphonique. Il garde toujours en tête un principe hérité de ses années avec Fred Karno : la musique ne doit pas concurrencer le comique de l’image mais plutôt « être un contrepoint gracieux et envoûtant ». Malgré la variété des sources – elles puisent dans un répertoire classique à fort potentiel dramaturgique et dans des airs populaires – ses musiques sont immédiatement reconnaissables.
À partir des Lumières de la ville (1931), Chaplin consacre un temps important à la composition des bandes originales de ses films. Chaque jour pendant plusieurs semaines, une fois le tournage terminé, il retrouve son arrangeur dans une salle de projection équipée d’un piano, d’un phonographe, d’un magnétophone, d’un écran et d’un projecteur, pour une séance de visionnage. Les mélodies de Chaplin sont adaptées et retravaillées pour qu’elles soient parfaitement synchronisées avec les images, puis l’arrangeur s’attèle à la rédaction d’une partition harmonisée pour orchestre, parfois âprement discutée avec Chaplin qui intervient jusqu’à l’enregistrement en studio. Au fur et à mesure de sa carrière et des collaborations, Chaplin laisse plus ou moins d’autonomie à l’arrangeur pour adapter ses mélodies.
Comme beaucoup de compositeurs de musique de films, Chaplin emprunte des mélodies préexistantes qu’il intègre dans ses bandes sonores. Cette démarche est un héritage du travail de compilation caractéristique de l’accompagnement musical des films muets. Cependant, la citation musicale est toujours riche de sens : hommage, recherche de contraste, leitmotiv ou trait d’humour, Chaplin ne laisse rien au hasard. Il cite les compositeurs qu’il aime – Wagner, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski ou Brahms – mais également des standards du répertoire populaire judicieusement choisis, l’effet de reconnaissance accentuant la dimension comique. Particulièrement présents dans les premières bandes sonores que Chaplin compose, les emprunts disparaissent peu à peu de son langage musical.
Je songeais parfois à la possibilité de tourner un film sonore, cette perspective m’était déplaisante, car je me rendais compte que je ne réussirai jamais à atteindre l’excellence de mes films muets. Il me faudrait également renoncer totalement à mon personnage de Charlot. Certains me suggéraient de le faire parler. C’était impensable, car le premier mot qu’il prononcerait ferait de lui quelqu’un d’autre. D’ailleurs la matrice dont il était né était aussi muette que les haillons qu’il portait.
À partir de 1927, le cinéma devient parlant. Star incontestée du muet, Chaplin résiste. Conscient que son comique repose sur la gestuelle, il persiste dans la pantomime avec Les Lumières de la ville (1931) puis Les Temps modernes (1936), transformant le mutisme obstiné de Charlot en enjeu médiatique. Chaplin parvient ainsi à proposer une conception très personnelle de l’utilisation du langage pour enrichir son écriture cinématographique ; il tire parti des nouvelles possibilités qui lui sont offertes pour réinventer son écriture burlesque en introduisant des gags purement sonores et en synchronisant méticuleusement ses accompagnements musicaux. La scène introductive des Lumières de la ville donne le ton : un bruitage, peut-être au bec de saxophone, fait office de discours officiel du maire ; il parodie le rendu médiocre des dialogues de certains « talkies » et renvoie une image de l’Amérique en pleine crise économique.
En 1936, dans Les Temps modernes, Chaplin joue avec la voix et les effets sonores pour dénoncer l’asservissement du peuple par la machine. Seul le patron parle, à travers un écran de télévision (qui n’existe pas encore) : la technologie et la parole sont toutes deux concentrées dans les mains des puissants. Le petit vagabond, quant à lui, reste muet et affronte le monde moderne sans perdre son comique universel. Alors que le cinéma a définitivement adopté le parlant, Chaplin ose encore déjouer la prise de parole de Charlot : à la fin du film, ce dernier doit chanter… mais les paroles s’envolent avec ses manchettes. Le public entend enfin sa voix, mais ses mots sont inintelligibles.
Dans la vie publique comme au cinéma, la prise de parole de Chaplin – personnage alors universellement connu – est scrutée. En 1940, plus de dix ans après l’avènement du parlant, Le Dictateur se termine par l’injonction « Tu dois parler », comme une résultante de l’urgence historique. Chaplin manifeste toutefois encore une certaine ambivalence à l’égard du langage articulé. La harangue de Hynkel singe l’allemand et le ton du discours est plus vrai que la traduction censée l’éclairer. La tirade du petit barbier juif, quant à elle, fait tomber le masque lunaire de Charlot pour faire entendre le message de paix du cinéaste, marquant des générations de spectateurs et d’artistes. Depuis le sermon mimé du Pèlerin (1923) jusqu’à la logorrhée aux accents communistes du personnage joué par Michael Chaplin dans Un roi à New York (1957), Chaplin n’a de cesse d’interroger la portée des mots et leurs limites.
Certains thèmes composés par Chaplin sont très vite devenus des classiques. Les chansons « Smile », « Eternally » et « This Is My Song » connaissent un succès fulgurant. Elles ont fait l’objet de multiples reprises, parfois avec des adaptations stylistiques audacieuses : gospel, jazz, folk, métal, pop, etc. Popularisée par Nat King Cole en 1954, « Smile » a fait le tour du monde et a été interprétée par plus de cent cinquante artistes, de Judy Garland à Michael Bublé, en passant par Céline Dion, Eric Clapton et Plácido Domingo. La popularisation de ces chansons marque le début d’une reconnaissance de la musique de Chaplin pour ses qualités propres, mais il faut attendre les ciné-concerts des années 1990 pour que s’opère un véritable tournant et que ses bandes sonores soient véritablement reconnues comme des œuvres à part entière.