Herbie Hancock (1940-)
Pianiste le plus influent depuis Bud Powell – quoique Bill Evans et McCoy Tyner puissent lui disputer ce titre – Herbie Hancock a été au cœur de quelques-uns des épisodes les plus décisifs de l’histoire du jazz. Auteur de certains thèmes qui comptent parmi les plus repris du jazz moderne au point de devenir de nouveaux « standards », il fut aussi l’un des pionniers de la lutherie électronique et de la fusion du jazz aux courants plus récents de la musique afro-américaine (funk, soul, rhythm’n’blues, hip-hop) avec des réussites artistiques et commerciales qui ne furent pas toujours antagonistes. Néanmoins, ce sont les exceptionnels talents de pianiste qu’il a dévoilés, dès les premières années de sa carrière, auprès de Miles Davis, révolutionnant le rôle traditionnellement attribué à la section rythmique et manifestant dans l’improvisation la richesse de son approche harmonique, qui auront probablement laissé la plus forte et la plus durable empreinte sur le cours de la musique.
Premiers enregistrements
Né le 12 avril 1940 à Chicago (Michigan, États-Unis), Herbie Hancock débute le piano à l’âge de sept ans par l’étude du répertoire classique. Il révèle très tôt des talents exceptionnels sur l’instrument qui lui permettent d’interpréter en public à l’adolescence des œuvres de Mozart et Bach avec le Chicago Symphony Orchestra. Se passionnant pour le jazz, il écoute d’abord Oscar Peterson, Erroll Garner et George Shearing, prend des leçons avec une légende de sa ville natale, Chris Anderson, et accompagne en 1960 des solistes de passage comme Coleman Hawkins ou Donald Byrd. Alors que Hancock s’est engagé dans des études d’ingénierie électrique, ce dernier l’engage dans son groupe et l’encourage à le suivre à New York. Il enregistre avec le trompettiste pour Blue Note (Free Form, 1962), rencontre à cette occasion Wayne Shorter, et se voit très rapidement proposer de mener une séance sous son nom. Le résultat en sera Takin’ Off (avec Dexter Gordon et Freddie Hubbard) dont un thème, « Watermelon Man » repris par Mongo Santamaria procurera à Herbie Hancock le premier d’une série de hits. Inscrit parallèlement à la Manhattan School of Music, le pianiste participe en sideman à plusieurs séances pour Blue Note et collabore avec Eric Dolphy avant que, en mai 1963, Miles Davis ne lui propose de rejoindre son quintet.
Bouleversement de la section rythmique
Pendant cinq années extrêmement fructueuses, Herbie Hancock écrit en compagnie de Ron Carter, Tony Williams, George Coleman puis, à partir de septembre 1964, Wayne Shorter, certaines des pages les plus inspirées et les plus imitées de l’histoire du jazz. Tout en reprenant ce qui avait fait la réputation de ses prédécesseurs (le swing de Red Garland, la parcimonie de Wynton Kelly, la délicatesse de Bill Evans), profondément ancré dans le blues et le be-bop, Hancock introduit non seulement dans son jeu l’héritage de son goût pour les compositeurs post-impressionnistes (notamment français, tels que Debussy, Ravel, Lili Boulanger) mais encore une liberté rythmique qui lui permet de s’élancer dans des improvisations aériennes qui glissent par-dessus les structures. En profonde sympathie avec Tony Williams et Ron Carter, il contribue à remodeler complètement la relation du soliste à la section rythmique, introduisant un degré d’interaction spontanée et de liberté dans l’accompagnement digressif qui bouleverse les rôles traditionnellement institués. Servi par un toucher délicat qui peut se faire incisif, son phrasé passe indifféremment d’un jeu très économe à des propositions polyrythmiques (nourries des rythmes afro-cubains) d’une saisissante vivacité. Maître de cette « liberté contrôlée » en un temps où le free jazz tendait à abolir toute contrainte formelle, Herbie Hancock demeure, sans être inféodé à l’harmonie fonctionnelle, dans une forme de syntaxe où l’audace de ses idées et la complexité de ses concepts se combinent en une musique extrêmement fertile en émotions.
L’ère des synthétiseurs
C’est également sous la houlette de Miles Davis que Herbie Hancock pose pour la première fois les mains sur un piano électrique. Impliqué dans le glissement progressif du trompettiste dans le jazz rock, il contribue, au même titre que Joe Zawinul et Chick Corea, à populariser le sonorités des claviers analogiques et, ensuite, des synthétiseurs. C’est d’ailleurs à la tête d’un groupe fortement « électrique » qu’à partir de 1968, Hancock mène carrière. Sous le nom de Mwandishi, son sextet avec Bennie Maupin, Julian Priester, Eddie Henderson, Buster Williams et Billy Hart enregistre plusieurs albums qui font date dans l’avènement du jazz fusion en mêlant la sensualité du funk, le sens des arrangements du jazz, l’énergie du rock avec des éléments de musique indienne ou d’influence africaine dans un contexte dominé par la sonorité du Fender Rhodes modulée par l’usage de différents effets tels que les pédales wha-wha ou fuzz. Accentuant le côté dansant, Hancock radicalise son orientation avec les Headhunters, un groupe dont les membres viennent de l’univers du funk, empruntent au disco ambiant avec une ambition commerciale non dissimulée. Cet engagement dans la musique populaire et le goût de Hancock pour les possibilités sonores offertes par les innovations technologiques continueront de caractériser la carrière du pianiste (en 1983, le titre « Rock It », emblématique de l’ère des synthétiseurs et de la programmation, sera un « tube » planétaire).
Les diverses aspirations d’un artiste prolifique
Herbie Hancock ne renie pas, pour autant, ses premières amours : en 1976, il forme le VSOP Quintet avec ses anciens partenaires du quintet de Miles Davis et Freddie Hubbard à la trompette pour une série de concerts totalement acoustiques dans lesquels il rejoue les « classiques » de la décennie précédente ; en 1978, il tourne et enregistre en duo avec son confrère Chick Corea et signe (au Japon) un album entièrement solo. Par la suite, il formera un quintet avec un tout jeune trompettiste nommé Wynton Marsalis. Le parcours de Herbie Hancock est ainsi tiraillé entre la tentation rétrospective (bande originale du film Autour de minuit en 1986 ; reformation des Headhunters en 1988 ; hommage à Miles Davis en 1992 ; album Directions in Music avec Roy Hargrove et Michael Brecker en 2001) et l’ambition de se maintenir à la pointe de l’actualité, en engageant d’ambitieux projets phonographiques de fusion du jazz avec les dernières tendances musicales mais dont la réussite artistique est parfois en demi-teinte : Perfect Machine en 1988 produit par Bill Laswell, Dis Is Da Drum en 1993 tourné vers le hip-hop ; The New Standard en 1995 qui emprunte son répertoire à la pop music ; Future 2 Future en 2001 qui accueille deux pionniers des musiques électroniques, Carl Craig et A Guy Called Gerald ; Possibilities en 2005, série de chansons avec une pléiade de vedettes de la variété américaine…
Prolifique et protéiforme, la carrière de Herbie Hancock oscille entre diverses aspirations qui peuvent paraître contradictoires mais sont celles d’une authentique figure du star system américain n’ayant pas renié ses premiers émois de musicien. Actif comme producteur, pédagogue, mécène mais aussi entrepreneur curieux des applications des nouvelles technologies à la diffusion de la musique (il a créé successivement deux labels), il demeure lorsqu’il se présente sur scène en trio (parfois avec Dave Holland) ou en duo (comme avec Wayne Shorter) un incomparable pianiste qui semble n’avoir rien oublié de la science qui lui valut sa reconnaissance précoce et une aura incomparable auprès des musiciens.
Auteur : Vincent Bessières