Embrassant le jazz dans l’étendue de ses formes, des plus ouvertes aux plus écrites, pianiste inventif au toucher distinctif, Chick Corea a marqué l’histoire du jazz certes comme soliste mais aussi comme l’un des adeptes les plus fervents des claviers électrifiés dont il a contribué à explorer les possibilités aux grandes heures du jazz fusion. Aussi à l’aise dans le jeu triangulaire, ainsi qu’il l’a montré dans un trio fameux avec Roy Haynes et Miroslav Vitous, qu’à la tête de groupes comme Return to Forever, qui pratiquent le syncrétisme musical, Armando Anthony Corea incarne le jazz tel qu’il s’est développé dans les dernières décennies du XXe siècle, avec ses ambitions et ses paradoxes, assimilant la tradition sans servitude, porté par la quête méthodique d’un ailleurs musical.
Premiers albums
Né le 12 juin 1941 à Chelsea (Massachusetts, États-Unis), dans une famille originaire de Sicile et de Calabre, Chick Corea a grandi auprès d’un père musicien, trompettiste et contrebassiste, qui l’assoit devant un piano dès l’âge de quatre ans, l’encourage à pratiquer plusieurs autres instruments (notamment la batterie) et le place très tôt dans des contextes professionnels. Développant un intérêt pour le jazz après avoir entendu Dizzy Gillespie et Charlie Parker, il s’intéresse tout particulièrement à Horace Silver et Bud Powell tout en étudiant sérieusement la littérature classique, qui laissera également une empreinte profonde sur lui. Après des débuts à Boston, il gagne New York pour étudier à la Columbia University et à la Juilliard School of Music mais à l’enseignement académique, il préfère la pratique de la musique latino-américaine et la fréquentation des spécialistes afro-cubains. Il joue avec Mongo Santamaria, Willie Bobo, Herbie Mann, Cal Tjader, poussé par une affinité indissoluble pour les musiques « latines », quel que soit leur berceau d’origine : les Caraïbes, l’Amérique du Sud et même, l’Espagne. Engagé par le trompettiste Blue Mitchell entre 1964 et 1966, il commence à se faire connaître dans le milieu du jazz à la fois comme compositeur et soliste lorsque paraissent ses premiers albums, Tones for Joan’s Bones (1966) et, surtout, Now He Sings, Now He Sobs (1968), son premier chef-d’œuvre. Bien que marqué par ses contemporains Herbie Hancock, Bill Evans et McCoy Tyner, il impose un toucher, un sens du phrasé chromatique et des thèmes qui font date.
Vers le jazz-rock
Ses talents valent à Chick Corea d’accompagner successivement Art Blakey (1966), Stan Getz (1967), et Sarah Vaughan (1968) avant que, sur les conseils de Tony Williams, Miles Davis ne fasse appel à lui en 1969. Auprès du trompettiste, Corea adopte le piano électrique et, dans cette phase transitoire de la carrière de Miles Davis, contribue à poser les premiers jalons du jazz-rock que sont les albums In a Silent Way et Bitches Brew. Parallèlement, il pratique une musique essentiellement acoustique, entre libre improvisation et prolongation avant-gardiste du jazz moderne, à laquelle va sa préférence à partir de 1970 lorsqu’il quitte le groupe de Miles Davis et s’associe à Dave Holland et Barry Altschul pour créer le trio Circle, qui se fait quartet avec l’arrivée d’Anthony Braxton. Malgré les ambitions et les éclats de cette formation expérimentale, Corea s’en écarte pour revenir en solo à une production personnelle plus lyrique. En 1972, le pianiste change à nouveau de direction : constitué avec le percussionniste brésilien Airto Moreira et sa femme, la chanteuse Flora Purim, le groupe Return to Forever mêle les rythmes de la samba et des couleurs latines à des influences classiques et une volonté mélodique affirmée par le biais de véritables chansons. Remodelé en 1973 avec une tournure beaucoup plus électrique, la formation penche davantage du côté du rock, dans le son collectif et dans les rythmes binaires, avec la présence d’un guitariste et l’usage d’un grand nombre de claviers et synthétiseurs. Return to Forever connaît alors un véritable succès public et marque une étape dans l’avènement du genre.
Une carrière dans toutes les directions
L’engagement de Chick Corea dans les musiques amplifiées et les plus réussies des expériences jazz-rock n’empêche pas le pianiste de donner à entendre le versant le plus introspectif de ses talents d’improvisateur ainsi que son goût immodéré pour le piano dans ses subtilités et richesses acoustiques : en solo ; en duo avec le vibraphoniste Gary Burton (en 1972 et 1997), avec le pianiste Herbie Hancock (1978) ou encore avec le chanteur Bobby McFerrin, entre autres ; en trio à nouveau avec Haynes et Vitous ; en quartet avec Michael Brecker (1981), jusqu’à un hommage intergénérationnel à l’une de ses références majeures, Bud Powell (1997). Son œuvre de compositeur, ambitieuse, emprunte désormais ses références à la tradition classique, lui-même allant jusqu’à interpréter des pièces de Bartók ou Mozart, dont il approfondit sa connaissance avec Friedrich Gulda. Dans une carrière qui prend parfois une allure désordonnée, la formation en 1985 de l’Elektrik Band marque un retour aux claviers électriques mais ce groupe conserve néanmoins son pendant acoustique, sous la forme d’un trio avec Dave Weckl (batterie) et John Patitucci (contrebasse).
De 1996 à 2003, Chick Corea se consacre à Origin, un sextet constitué de musiciens plus jeunes que lui recrutés parmi la nouvelle vague new-yorkaise. Précipité sur scène peu après sa fondation, il est l’occasion pour Chick Corea d’un retour aux sources manifesté par l’envie de renouer avec l’esprit collectif et l’interaction propres à un groupe durable. Origin lui permet également d’écrire à nouveau pour petite formation. En 2001, il est réduit à l’échelle d’un trio avec les remarquables Avishai Cohen (contrebasse) et Jeff Ballard (batterie).
En 2003, l’album Rendez-vous in New York, tiré de trois semaines de concerts au Blue Note de New York avec une pléiade d’intervenants et neuf formations différentes, célèbre quarante ans d’une carrière abondante et ininterrompue. Sous le nom de Touchstone, Corea revient l’année suivante à ses amours indéfectibles pour la musique espagnole en compagnie de certains des meilleurs musiciens ibériques.
Auteur : Vincent Bessières
(septembre 2005)