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La Petite Renarde rusée
Carte d’identité de l’œuvre : La Petite Renarde rusée de Leoš Janáček |
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Genre | opéra |
Librettiste | Leoš Janáček, d’après le roman Liška Bystrouška de Rudolf Těsnohlídek |
Langue du livret | tchèque |
Composition | en 1922-1923, révision en 1924 |
Création | le 6 novembre 1924 au théâtre national de Brno, en République tchèque |
Forme | opéra en trois actes |
Instrumentation | bois : 4 flûtes (3e et 4e aussi piccolos), 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 3 bassons (3e aussi contrebasson) cuivres : 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba percussions : timbales, cymbales, grosse caisse, triangle, petit tambour, xylophone, glockenspiel, célesta cordes pincées : 1 harpe cordes frottées : violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Contexte de composition et de création
Janáček, dont rien ne semble altérer la jeunesse et la santé à 66 ansSon biographe Max Brod écrit, alors que le compositeur a 65 ans : Il est plutôt un homme de quarante-cinq ans qu’un homme de soixante-cinq ans.
, continue régulièrement de sortir en forêtIl rêvait d’ailleurs d’être forestier quand il était petit. pour en étudier la faune : il note le chant des oiseaux, étudie les mœurs de diverses espèces. Un jour de juin 1920, sa bonne, très enthousiaste et riant aux éclats, attire son attention sur une bande dessinéeElle comporte 51 épisodes, publiés du 7 avril au 23 juin 1920. Les quelque 200 dessins du peintre Stanislav Lolek sont découverts par hasard dans un tiroir par le directeur du journal venu le visiter. très réussie du quotidien Lidove Noviny de Brno, dont le héros est la renarde Lyška BystrouškaLes aventures de Lyška (« renard ») Bystrouška (néologisme affectueux signifiant « oreilles astucieuses ») devaient être au départ les aventures de Bystronozka (« vive-de-pied »). Une erreur de typographie dès le premier épisode transforme la petite renarde « Vive-de-pied » en « Fine oreille », ce qui est tout à fait du goût de l’auteur Rudolf Těsnohlídek. La traduction allemande de Max Brod (le premier biographe de Janáček) transforme ensuite « Fine oreille » en « Petite Renarde rusée » (Das Schlaue Füchslein), déformation reprise par la version anglaise.. Les contes populaires regorgent de renards en Moravie, mais ce serait une idée bien étrange d’en faire un opéra, tant les animauxEn dehors des oiseaux, les animaux ne sont pas fréquents dans les ouvrages lyriques. L’autre œuvre célèbre qui les met en scène est L’Enfant et les sortilèges de Ravel. Renard de Stravinski comporte aussi plusieurs animaux. sont difficiles à mettre en scène et à faire chanter ! Janáček s’enthousiasme pourtant à son tour et décide peu après de rencontrer Rudolf Těsnohlídek, l’auteur du texte, afin de lui faire part de son projet.
Devant les réticences de l’écrivain pour collaborer à ce projet d’opéra, il se résout à en écrire lui-même le livret, ne gardant du roman que ce qui l’intéresse. Il transforme l’histoire simple et comique de la renarde en un conte merveilleux dont la Nature est l’héroïne. Les noces entre Renard et Renarde qui terminent le roman de Těsnohlídek deviennent avec Janáček un hymne à la Nature. La petite Renarde de Janáček meurt accidentellement bien avant la fin, vite remplacée par des Renardeaux, qui vieilliront dans les bois ou finiront en manchon au bras d’une dame, et seront à leur tour remplacés. L’importance primordiale de ces cycles se répétant à l’infini est soulignée par un découpage minutieux des tableaux et des actes en fonction du rythme diurneL’opéra commence l’après-midi, se poursuit de la tombée du jour à l’aube suivante. L’acte 2 se déroule surtout au clair de lune. et des saisonsacte 1 : de l’été à l’automne ; acte 2 : l’été ; acte 3 : l’automne. Janáček, parvenu lui-même au terme de son existence, lègue avec La Petite Renarde rusée son testament musical et philosophique.
Lors de la générale donnée à Brno quelques mois après le 70e anniversaire du compositeur, celui-ci semble succomber sous le charme de la musique qui accompagne la petite Grenouille montant sur le nez du Garde, et il déclare : Vous jouerez cela quand je serai mort
. La première, donnée le 6 novembre 1924 après plus de deux ans de travail, est un succès. Mais les importantes difficultés de mise en scène, dues à la présence simultanée d’humains et d’animaux, empêchent que l’œuvre ne connaisse un succès international immédiat. La version de Prague l’année suivante est décevante, et rares sont les opérasEn dehors de la Tchécoslovaquie, seuls Mayence (en Allemagne) en 1927 et Zagreb (en actuelle Croatie) en 1939 tentent l’expérience. qui la montent au cours des vingt ans qui suivent.
Le chef d’orchestre Václav Talich1883-1961. Il dirige l’orchestre philharmonique tchèque de 1917 à 1941, le théâtre national de Prague, fonde l’orchestre philharmonique slovaque en 1949. entreprend dans un premier temps d’adoucir les sonorités de l’œuvre en la réorchestrantC’est cette version qui est jouée à Prague durant plus de vingt ans. treize ans plus tard. Il écrit par ailleurs deux suites pour orchestre reprenant les pages orchestrales de l’œuvre. C’est la version donnée à Berlin en 1956 qui lui ouvre les portes des grandes scènes internationales.
L’argument : une pièce gaie avec une fin triste
Acte 1
Le Garde-chasse pénètre dans le petit monde bruissant de la forêt (les violons jouent col legnoLe bois de l’archet percute les cordes. pour imiter ce bruissement), environné de la Libellule bleue, du Blaireau, du Grillon, de la Sauterelle, … et s’endort. Une Grenouille posée sur son nez le réveille et il aperçoit une Renarde qu’il capture. Le changement de décor se fait au son de l’accord des trombones marquant cette capture. Le vieux chien du Garde, tout en tentant de séduire la Renarde, lui explique qu’elle doit se résigner à cette vie. Alors que le petit-fils du Garde-chasse et un camarade la taquinent (un ostinato de quatre notes évoque leurs jeux puérils), elle se venge en les mordant et se fait attacher. Le lendemain, la Renarde tente vainement de convaincre les poules (dont le caquètement est imité par les violoncelles jouant col legno et les bassons staccatoen détachant nettement les notes) de se débarrasser de leur chef, le coq. Ne supportant pas leur passivité, elle les croque méthodiquement. Pour éviter les représailles de la femme du Garde, elle ronge sa corde et s’enfuit dans la forêt.
Acte 2
Revenue dans la forêtSes habitants les plus insaisissables sont imités par quatre notes dans l’aigu, descendantes et très rapides, jouées par les cordes sul ponticello (près du chevalet). Un chœur en dehors de la scène figure l’ensemble des animaux ; on le retrouve au début du 2e tableau et à la fin de l’acte pour fêter le mariage., la Renarde évince le Blaireau de son propre territoire en se soulageant à l’entrée de son terrier. À l’auberge, le Garde, l’Instituteur et le Curé se retrouvent pour jouer aux cartes. Le Garde taquine l’Instituteur à propos de ses maladresses sentimentales, tandis que celui-ci réplique en évoquant la fuite de la Renarde. Passablement éméchés, l’Instituteur et le Curé finissent titubants dans le bois sombre, rêvant qu’ils aperçoivent l’ombre d’une bien-aimée lointaine, ressemblant étrangement à la Renarde : rêve auquel la menace du fusil du Garde met fin.
Dans la forêt, la Renarde rencontre un Renard de son âge. Elle lui raconte sa vie mouvementée ; celui-ci lui offre un lapin en retour : ils se plaisent (c’est le sommet expressif de l’opéra) et vont s’isoler dans la tanière du Renard. La Libellule bleue danseCette danse résout la difficulté à rendre le passage du temps à l’opéra. pendant que la Renarde conçoit les Renardeaux. Tous les animaux participent à cet enchantement, de la Chouette qui prévient toute la forêt jusqu’au Pivert faisant office de prêtre pour le mariageAlors que ce passage est court dans le roman de Těsnohlídek (seulement quelques lignes), chez Janáček c’est une longue scène qui termine l’acte 2.. La danse qui suit fait appel à tout l’orchestreOn y entend une écriture typique de Janáček, faisant jouer cuivres et percussions de façon décalée, comme s’ils étaient indépendants. : c’est la fête du village.
Acte 3
La forêt est différentemusique sombre utilisant un ostinato et une chute de deux accords répétés de celle de l’acte 1 : elle annonce un drame. Le Garde surprend le marchand de volailles Harašta (l’orchestre s’arrête à ce moment-là) mais ne parvient pas à le prendre en flagrant-délit de braconnage. Plus loin, les petitsmusique mécanique avec des violons joués col legno (le bois de l’archet frappe les cordes) de la Renarde jouent autour d’un piègeSa découverte et la peur qu’elle engendre sont marquées par les trémolos des violons jouant sul ponticello (près du chevalet). grossier qui leur est destiné. Apercevant Harašta, toute la famille attire le braconnier afin de voler ses poulets. Dans la précipitation, Harašta tire sans viser et tue la Renarde.
À l’auberge, le Garde rejoint l’Instituteur d’humeur taciturne. En effet, la femme qu’il convoitait se marie avec Harašta, qui lui a offert un manchon en renard. Le Garde se sent vieux et quitte l’auberge. Il s’endort dans la forêt après un long monologue et rêve qu’il surprend et attrape la Renarde, tandis que tous les animaux s’approchent. Se réveillant, il aperçoit l’un des Renardeaux, tend la main, et n’attrape qu’une Grenouille. L’opéra se termine ainsi avec des sonorités somptueuses et rayonnantes de l’orchestre.
L’écriture de Janáček
Janáček est aujourd’hui l’un des compositeurs d’opéra du XXe siècle les plus joués. Les sonorités de La Petite Renarde rusée – déroutantes dans les années 1920-1930 – ont depuis su conquérir un large publicLa Petite Renarde rusée est considérée aujourd’hui comme l’un des opéras les plus abordables de Janáček.. Tous les détails de l’orchestration, des effets des cordes col legno aux accords de cuivres de la capture de la Renarde sont pensés depuis l’origine, contrairement à ses premiers opérasPour ses deux premiers opéras, il écrit d’abord la partition piano/chant et réalise l’orchestration par la suite. Dès Jenůfa, composé à 50 ans, l’orchestration est pensée directement..
Il a le génie pour dépeindre en quelques notes une ambiance ou un personnage : par exemple, la forêt de l’acte 1 n’a rien en commun avec celle de l’acte 3. Ses thèmes sont très courts, comme la plainte de la petite Renarde, et ne sont pas développés longuement comme le feraient d’autres compositeurs : Janáček préfère utiliser la variationplusieurs transformations successives d’un motif ou l’ostinatorépétition obsessionnelle d’un motif. L’économie de moyens se traduit aussi par l’absence d’effets gratuits : tout personnage et toute situation trouvent leur traduction sonore, sans recours à une trop grande virtuosité.
Les voix chantent selon un rythme adapté à la langue tchèque, fruit de dizaines d’années de recherchesLe premier aboutissement de ces recherches de folkloriste dans les campagnes de Moravie, Silésie, Slovaquie est l’opéra Jenůfa, en 1904. : le mode d’expression oscille entre le récitatifdéclamation semi-chantée suivant les intonations de la langue et l’ariosoplus proche du lyrisme traditionnel à l’opéra. Les mélodies dans le style lyrique traditionnel sont réservées à certains moments très particuliers comme la scène d’amour de la Renarde et du Renard, ou le monologue du Garde-chasse de la fin.
Auteur : Jean-Marie Lamour