Leoš Janáček (1854-1928)
Naître et grandir dans un pays soumis
Leoš Janáček naît en Moravie en 1854, belle région boisée et vallonnée d’Europe centrale, peuplée d’un grand nombre d’animaux (dont le renard !). Il est le neuvième enfant d’un couple d’instituteursPour être plus précis : de « cantors ». Leur mission est d’enseigner les matières générales et la musique. qui donnera naissance à cinq autres frères et sœurs par la suite. De graves questions se posent alors, car il devient impossible de nourrir une famille si nombreuse.
Janáček quitte donc son village d’HukvaldyCe village reste son port d’attache jusqu’à la fin de sa vie : il y achète un cottage à 67 ans, alors qu’il commence à accéder à une célébrité mondiale. à onze ans pour poursuivre sa scolarité dans un monastère (où tout élève devient boursier et bénéficie d’une formation générale, religieuse et musicale) situé dans la capitale de la Moravie : Brno. La musique y occupe une place essentielle. Janáček accomplit ainsi durant cinq ans, sous la responsabilité d’un moinel’augustinien Pavel Křížkovský, compositeur et chef de chœur (et ancien élève du père de Janáček), passionné par les anciens chants de sa région très expérimenté, d’importants progrès en orgue et en chant choral. Ce moine lui fait également découvrir la culture slave, c’est-à-dire ce qui aurait dû être sa propre culture.
C’est à ce moment que Janáček comprend réellement que son pays est soumisLa Bataille de la Montagne Blanche en 1620, près de Prague, met fin à l’indépendance de la Bohême pour 300 ans : c’est le début de l’« ère des ténèbres ». depuis près de 250 ans à une autre culture : celle des Habsbourgqui imposent l’allemand comme langue officielle de Bohême en 1784, et limitent l’enseignement du tchèque à l’école en 1854, l’année de naissance de Janáček. L’injustice qu’il ressent le gonfle d’une immense énergie, et il se promet de consacrer sa vie à redonner leur place aux Tchèques, même si les moyens d’un musicien peuvent paraître limités. Pour le moment, il convient de mener à bien ses études afin de ne pas rompre la tradition familiale d’instituteurs-musiciens. Il apprend son métier durant quelques années à l’École normale d’instituteurs de Brno (qui n’a alors le droit de s’appeler que du nom allemand de Brünn) et devient instituteur auxiliaire, juste récompense d’un travail acharné.
L’apprentissage musical quant à lui est loin d’être achevé. Janáček déménage à Prague pour se perfectionner en orgue, mais sa grande pauvreté le contraint à travailler sur un carton reproduisant les notes du clavier. Le niveau musical de son pays ne lui permettant plus de continuer à progresser, il s’inscrit à 25 ans, comme d’autres jeunes Tchèques, dans un conservatoire important situé hors de la région. Il fait connaissance de la ville allemande de Leipzig, dont la réputationBach y vit les 27 dernières années de sa vie, et Mendelssohn y finit ses jours après y avoir passé une partie de sa carrière. C’est aussi la ville du célèbre orchestre du Gewandhaus, l’un des plus anciens orchestres du monde. dans le domaine musical est immense. Déçu par cette expérience, il poursuit à Vienneoù l’une de ses œuvres est censurée car il est non seulement provincial (les Tchèques constituant l’une des provinces soumises à l’Empire), mais il appartient en plus à la minorité morave, prestigieuse capitale de l’Empire autrichien. À nouveau, il constate que ce qu’il apprend ne correspond pas à ses aspirations. On enseigne dans ces grandes villes le savoir-faire traditionnel, alors que Janáček veut apporter un sang neuf à la musique de son pays.
Redonner vie à sa propre culture
La carrière de Janáček aurait pu ressembler à celle de ses prédécesseurs du XVIIIe siècle, comme Dussek ou Stamitz : il aurait pu quitter son pays pour briller ailleurs en Europe, tant la vie musicale tchèque est pauvre jusqu’au XIXe siècle. Mais il choisit de rester attaché à ses racines, tel son grand aîné Smetana, ou Dvořák dont il devient l’amiIls réalisent ensemble un tour de Bohême l’été de ses 23 ans, Dvořák étant son aîné de treize ans. Janáček continue par la suite à lui témoigner une grande admiration, même si leurs styles musicaux sont radicalement opposés.. Sa contribution à la renaissance de la culture tchèque va prendre la forme d’une lutte, car Janáček n’est pas né en Bohême comme ses célèbres collègues mais en Moravie, non loin de Vienne. La nécessité de refuser la germanisationOn lui propose, en tant que directeur de l’école d’orgue de Brno, d’habiter dans les faubourgs paisibles de la ville : il refuse car il lui faudrait emprunter les tramways gérés par les Allemands ! Le père de Zdenka, sa femme, dira de lui : Le nationalisme fanatique de mon gendre confine à la démence.
y est ressentie encore plus fortement.
Janáček cherche dans un premier temps à s’approprier sa propre culture, cachée dans les campagnes de sa région. À 34 ans, il entreprend de recueillir avec un spécialiste (le philologue et folkloriste František Bartoš), maison après maison, famille après famille, les chantsIl explique : dans ces chansons (populaires), il y a l’homme tout entier, son corps, son âme, son entourage, tout, tout. C’est pourquoi, si notre musique savante s’élabore à partir de cette même source populaire, elle sera un bien commun qui nous unira les uns aux autres.
et les parlers de Moravie du Nord. Le début d’une immense collectionIl publie 174 chansons moraves à 36 ans, et plus de 2 000 chansons et danses dix ans plus tard. de chants de Moravie et de Silésie voit le jour, devenant d’autant plus précieuse pour la postérité quand la technologie lui permet de les enregistrer. Il développe ainsi les fondements d’une théorieIl publie des essais théoriques dans des livres, articles, revues durant 50 ans, jusqu’à sa mort : leur nombre avoisine 400. fondamentale à ses yeux, qui montre que le sens du langage provient moins des mots eux-mêmes que de leur intonationIl invente le terme de « mélodies du parler ». Il n’est pas le seul à observer cela : l’Américain Steve Reich par exemple compose un siècle plus tard son opéra multimédia The Cave en se focalisant sur les inflexions de diverses langues..
Janáček devient au fil des années, par son implication, son énergie et ses publications, l’un des plus grands défenseurs de la culture tchèque, plus particulièrement morave. Il devient également un pionnier dans le domaine de la photographie ethnographique en Moravie et Silésie. Son destin se lie à celui de sa région : il devient directeur de l’institution d’enseignement morave, crée le club des compositeurs moraves, est responsable de la contribution morave lors de l’exposition ethnographique (à 41 ans) de Prague. Les deux questions essentielles qu’il se pose depuis l’époque du monastère de Brno trouvent enfin une réponse :
- il faut oublier le « prêt-à-porter » lyrique (c’est-à-dire les magnifiques formules vocales utilisées par tous les compositeurs d’opéras, dont Dvořák), enseigné par les conservatoires de Brno, Prague, Leipzig, Vienne… et adopté par ses collègues. Une nouvelle écriture vocale doit être inventée, s’inspirant de la façon naturelle dont les Tchèques parlent et chantent ;
- l’opéraL’opéra a une importance toute particulière pour un compositeur habitant un pays soumis, à une époque où les nationalités sont en train de s’éveiller. Janáček le ressent de la même façon que Dvořák, qui expliquait :
Je n’écris pas des opéras pour assouvir mon ambition de devenir célèbre, mais parce que je crois que l’opéra est une œuvre des plus utiles à la nation.
, encore plus que les autres œuvres parce qu’il est chanté, semble être le meilleur moyen pour franchir les frontières du pays et attirer les regards sur la culture tchèque.
Si l’évolution de l’écriture de Janáček est sensible durant ces années, son premier opéra Šárka (écrit à 33 ans, mais créé 38 ans plus tard) n’est pas une réussite et reste très influencé par l’inévitable compositeurmort en 1883, dont l’écriture-fleuve riche et superbe a marqué fortement plusieurs générations de compositeurs d’opéra allemand Richard Wagner. En revanche son troisième opéra JenůfaSur un livret qu’il écrit lui-même d’après une pièce de Gabriela Preissová. Il y travaille durant 10 ans, et le texte est marqué par la mort de son fils et de sa fille durant cette période., créé alors qu’il a 50 ans, représente le premier aboutissement marquant de ces décennies de recherches.
L’opéra n’est pas le seul terrain de bataille du militant Janáček : toute son œuvre en est marquée, comme ses chœurs patriotiques aux textesÉcrits par le « barde silésien » Petr Bezruč. Ils sont enflammés et accusent l’occupant et les injustices sociales qu’il engendre. violents composés à 50 ans, ses œuvres dédiées au premier président tchèqueLa Tchécoslovaquie naît en 1918 à l’issue de la Première Guerre mondiale ; son premier président est Masaryk. (l’opéra Les Voyages de M. Brouček en 1920), et à l’armée tchèque (la rhapsodie Taras Bulba en 1918).
Devenir célèbre à l’âge de la retraite
À plus de 60 ans, Janáček est une personnalité incontournable de Brno et tout autre que lui penserait déjà à une retraite méritée dans la campagne d’Hukvaldy qu’il aime tant, au milieu des oiseaux (dont il en note les chants toute sa vie). Ce n’est pas le compositeur qui est réputé : d’une part parce qu’il n’est pas joué en dehors de Brno, d’autre part parce qu’il est trop critique à l’égard de ses collèguesIl critique vertement son collègue Karel Kovařovic, ce qui le desservira pour la création de Jenůfa ensuite à l'opéra national de Prague, dont Kovařovic devient le directeur. et d’un caractèreUn musicologue du Guardian écrit en 1999 qu’il était l’un des plus grands compositeurs, mais aussi l’un des plus cruels.
insupportable.
Le pédagogueSon élève Rudolf Firkušný se rappelle : Il avait une merveilleuse méthode pour susciter en vous l’amour de la musique.
par contre s’est acquis une belle réputation. L’école d’orgue qu’il fonde à 27 ans et qu’il dirige jusqu’à la fin de sa vie devient après la Première Guerre mondiale un important conservatoire. Son enseignement de la musique au lycée et à l’École normale d’instituteurs marque plusieurs générations. Janáček met tout en œuvre par cette activité incessante pour faire de Brno l’autre capitale musicale tchèque, équivalente à Prague. Cette activité locale qui lui prend toute son énergieFaire trente, trente-cinq, et même quarante leçons de musique par semaine, diriger l’orchestre, diriger les concerts, diriger les chœurs du monastère à Kralova, et en plus de cela, composer Jenůfa, se marier, perdre ses enfants… Il m’a fallu m’oublier moi-même.
semble l’écarter définitivement d’un destin comparable à celui de son ami Dvořák, disparu dix ans auparavant.
Le succès de l’opéra Jenůfa à Brno à 50 ans a donné une certaine confiance à Janáček, et les conséquences commencent à s’en faire sentir. Il abandonne l’enseignement à l’École normale d’instituteurs pour se consacrer davantage à la composition, et il décide de passer pour la première fois de sa vie, à 58 ans, des vacances hors de Moravie, sur la côte Adriatique : une révolution est en cours ! Sur cette lancée, Jenůfa finit par être joué à Prague, après douze ans d’attente (et à condition que l’opéra soit entièrement revu en raison, selon le directeur Kovařovic, de la fausseté des dialogues), suivi d’une importante campagne publicitaire de son éditeur Universal à Berlin et Vienne. L’œuvre est traduite en allemand par celui qui deviendra son premier biographe, Max Brod, et l’un de ses plus ardents défenseurs. Il manque encore deux pierres essentielles à l’édifice Janáček pour qu’il se métamorphose en douze ans en l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle.
Il rencontre à 63 ans une jeune femme prénommée KamilaKamila Stösslová a 27 ans au moment de sa rencontre avec Janáček et est mariée à un antiquaire. Elle devient la grande inspiratrice de l’œuvre du compositeur. leur relation (dont près de 2 000 lettres témoigneraient !) dure jusqu’à la mort de Janáček.. Celle-ci semble longtemps l’ignorer et se contente d’un respect poli à son égard, peut-être en raison des 38 ans qui les séparent. Ils finissent pourtant insensiblement par se rapprocher, et Kamila devient l’étincelle d’une seconde vie pour Janáček, à l’âge de la retraite. La naissance de la Tchécoslovaquie (état désormais indépendant de l’Empire d’Autriche-Hongrie dissout) à la fin de la Première Guerre mondiale est l’autre étincelle qui achève d’enflammer Janáček. Il est grand temps de se faire connaître maintenant. Quatre opérasLes Voyages de M. Brouček, Kat’a Kabanova, La Petite Renarde rusée, De la Maison des morts (inachevé) d’une qualité incomparable sont composés durant cette période. Les opéras de Prague, Berlin, Londres, New York montent ces œuvres, et les honneurs pleuvent.
Janáček devient, pour ses 70 ans, le premier docteur honoris causa de l’université de Brno (il est fier de le mentionner sur ses partitions !), on l’invite dans les plus grands festivals de musique contemporaine, il donne des master-class de composition au conservatoire de Prague de 1920 à 1925, devient membre de l’Académie prussienne des arts en 1927 (avec deux autres grands noms de la musique du XXe siècle : Schönberg et Hindemith). Ce succès extrêmement tardif mais retentissant s’accompagne de la première biographie du compositeur en 1924 par Max Brod, le traducteur en allemand de ses opéras.
Lors d’une promenade avec Kamila aux alentours de la maison de campagne qu’il a achetée sept ans auparavant à Hukvaldy, son village natal, Janáček attrape une pneumonie dont il ne guérit pas. Des funérailles nationales ont lieu, au cours desquelles la scène finale de La Petite Renarde rusée est jouée, conformément à son souhaitOn dit qu’à la générale, à la fin du 3e acte, quand le Garde rêve d’attraper la petite Renarde et qu’il attrape la Grenouille à la place, il dit : Vous jouerez cela quand je serai mort.
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L’essentiel
- Janáček naît à une époque où son pays est dominé par la dynastie autrichienne des Habsbourg. Après avoir pris conscience de cette soumission, sa vie prend la forme d’un combat pour que la culture slave des Tchèques survive.
- Il devient l’un des plus grands spécialistes des chants et parlers de sa région natale : la Moravie.
- Il choisit d’oublier tout ce que les conservatoires lui ont appris pour composer dans un style neuf s’inspirant des chants et parlers de Moravie et Silésie.
- C’est dans ses opéras que ces « mélodies du parler » trouvent leur application la plus nette.
- Son incessante activité de pédagogue, par l’énergie et le temps qu’elle lui prend, explique en partie sa renommée tardive comme compositeur.
- Deux événements illuminent ses douze dernières années : la rencontre avec la jeune Kamila en 1917 et la naissance de la Tchécoslovaquie en 1918.
- Il devient célèbre à l’âge de la retraite grâce à plusieurs opéras d’une qualité exceptionnelle, dont La Petite Renarde rusée. Cet opéra peut être considéré comme son testament philosophique et musical. La Nature y apparaît comme un modèle absolu pour l’homme, origine et devenir de toute chose.
- La scène finale de La Petite Renarde rusée est jouée lors de ses funérailles, conformément à sa volonté.
Auteur : Jean-Marie Lamour