Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
Enfance et études musicales
Piotr Ilitch Tchaïkovski naît en Russie le 7 mai 1840 dans un milieu aisé : son père, ingénieur, dirige des mines d’état dans l’Oural, alors que sa mèreAlexandra d’Assier est aristocrate d’origine française. Ses parents lui donnent une éducation soignée : élevé par une gouvernante suisse, il reçoit très jeune des cours de piano.
En 1848, alors qu’il est âgé de huit ans, sa famille déménage suite à la retraite de son père. Quatre ans plus tard, il entre à l’école de droit de Saint-Pétersbourg, tout en prenant des cours de piano, et chante dans un chœur. Sa mère meurt du choléra en 1854, alors qu’il est âgé de quatorze ans. En 1859, il obtient un poste de secrétaire au ministère de la Justice.
En 1863, il quitte ses fonctions au ministère et poursuit des études musicales au conservatoire de Saint-Pétersbourg qui vient d’être créé. Il s’inscrit aux cours de compositionde Nicolaï Zaremba (1821-1870), d’orchestrationd’Anton Rubinstein (1829-1894), directeur du même conservatoire, de flûte et d’orgue. Nicolas Rubinstein1835-1881, frère de son professeur d’orchestration, Anton Rubinstein crée le conservatoire de Moscou, et demande en 1866 à Tchaïkovski d’y enseigner l’harmonie. Le jeune compositeur passe donc en trois années seulement du poste de secrétaire à celui – prestigieux – de professeur d’harmonie du conservatoire moscovite.
Les débuts difficiles
Tchaïkovski commence ainsi une carrière reconnue. En 1867, il écrit sa Symphonie n° 1, qui connaît un grand succès. Il rencontre alors les musiciens du groupe des CinqLe groupe des Cinq réunit les compositeurs Nikolaï Rimski-Korsakov, Alexandre Borodine, Modeste Moussorgski et César Cui autour de Mili Balakirev. Ensemble, ils prônent une musique spécifiquement nationale affranchie des standards occidentaux, et fondée sur le matériau folklorique russe. avec qui les premiers contacts sont chaleureux.
Il écrit ensuite son tout premier opéra, Le Voïévode, créé en 1869 mais cette fois avec peu de succès auprès du public. En 1870, Balakirev, le chef de file du groupe des Cinq, lui commande un poème symphonique pour la Société musicale russe. Il compose Roméo et Juliette qui reçoit un accueil triomphal.
Tchaïkovski, d’une nature très sensible, n’est hélas pas toujours compris par son public et ses amis compositeurs. En 1875, il écrit son Concerto pour piano n° 1 qu’il dédie à Nicolas Rubinstein, son directeur. Celui-ci juge l’œuvre mauvaise. Ce concerto n’est pas créé en Russie mais à Boston, avec un succès qui ne s’est depuis jamais démenti. Tchaïkovski reçoit, en 1876, une commande de ballet pour le théâtre impérial. Il s’agit du célèbre Casse-Noisette, qui est à l’époque très mal reçu lors de sa première création. Cette œuvre est du reste absente du répertoire des ballets de Russie durant de nombreuses années ! À l’époque des Ballets russes, il reste encore peu apprécié : Ni Tchaïkovski, ni même Glinka, ne seront jamais compris en Europe
, écrit Diaghilev, désespéré de pouvoir faire apprécier ce compositeur en France.
Un artiste russe… et cosmopolite
En 1871, Tchaïkovski a déjà pu profiter de ses vacances pour rencontrer en France Camille Saint-Saënscompositeur français (1835-1921) et Georges Bizetcompositeur français (1838- 1875). En 1876, il est cette fois à BayreuthDepuis 1876, Bayreuth accueille tous les ans un festival créé par Richard Wagner, et consacré à l'exécution de ses opéras., en Bavière, en tant que critique musical. Il y rencontre Franz Liszt et écoute la musique de Richard Wagner, qu’il n’apprécie pas. Le voyage qu’il fait à Paris, en 1885, est pour lui l’occasion de rencontrer des éditeurs afin de faire publier ses œuvres en France. Il va au concert, rencontre les compositeurs françaisIl fait, entre autres, la connaissance de Pauline Viardot, chanteuse et compositrice française (1821-1910).. En 1886, il se fait cette fois connaître comme chef d’orchestre, et effectue, dès 1888, une tournée de concerts européens. Il est très chaleureusement accueilli. En 1891, il se rend aux États-Unis où il est reçu triomphalement. Il a même l’occasion de participer au concert d’inauguration de la célèbre salle du Carnegie Hall de New-York en y dirigeant ses propres œuvres ! En 1893, une tournée européenne le conduit à Cambridge, où il est fait docteur honoris causa en compagnie des compositeurs Camille Saint-Saëns et Edvard Griegcompositeur et pianiste norvégien (1843-1907). Il meurt, en pleine gloire, le 6 novembre 1893.
L’œuvre et le langage musical
Tchaïkovski est le compositeur russe le plus prolifique du XIXe siècle. Ses œuvres occupent 63 volumes, et ses compositions ont abordé tous les genres musicaux : ballet, opéra, symphonie, poème symphonique, mélodie, concerto, etc.
L’influence occidentale
Même si Tchaïkovski se prétend « Russe, russe, russe » pour répondre à ses détracteurs, la part du folklore dans son œuvre est bien moins importante qu’elle ne l’est chez les compositeurs du groupe des Cinq, qui lui reprochent à partir du début des années 1870 ses inspirations étrangères occidentales.
En effet, Tchaïkovski passe beaucoup de temps à l’étranger et s’imprègne des différentes cultures européennes. Ses influences les plus sensibles sont celles de la musique française (Massenet, Bizet, Saint-Saëns, Gounod, Lalo, Delibes… et Chopin), du classicisme viennois et du romantisme allemand. Ainsi, la Sonatine du premier mouvement de la Sérénade en do op. 48 pour orchestre à cordes (1880) est un hommage à Mozart (celui-là même que détestait Moussorgski), comme la Mozartiana op. 61 (Suite d’orchestre n° 4) (1887) ; les Variations sur un thème rococo op. 33 pour violoncelle et petit orchestre (1876-1877) font référence au style galant en vogue au milieu du XVIIIe siècle, qui est également la période concernée par l’action de La Dame de pique ou par le pastiche de l’acte II de La Belle au bois dormant. Les symphonies, notamment la Symphonie n° 1, doivent beaucoup à Schumann et à Brahms, tandis que Mendelssohn est la principale référence convoquée par le Concerto pour violon (1877). La relation à Liszt, et surtout à Wagner, est plus complexe et ambiguë. Même s’il écrit à son frère Modeste depuis Bayreuth en août 1876 Après les derniers accords du Crépuscule des dieux je me suis senti comme délivré de prison
, l’orchestre wagnérien exerce une captivante fascination sur Tchaïkovski, perceptible notamment dans La Tempête ou Francesca da Rimini (1876), qui porte également l’empreinte de la Dante-Symphonie de Liszt, rencontré à plusieurs reprises.
« Musique pure » et autobiographie
À l’esthétique romantique allemande, Tchaïkovski emprunte également l’idéal de la « musique pure », ce qui lui valut souvent l’accusation de formalisme. En l’absence de support textuel, la musique de chambre ou d’orchestre peut déployer, sans être soumise aux contraintes du réalisme ou d’éléments extra-musicaux, un pur jeu sonore dont le sens serait immanent, inscrit uniquement dans les notes. Or, chez Tchaïkovski, le « programme », si non explicite, est fréquemment le parcours psychologique suscité par le flux musical et les différents événements sonores. Ceci relève bien souvent, et de propos délibéré, de l’autobiographie, comme en témoigne la confidence de Tchaïkovski : Par le truchement du langage musical, j’épanche mes états d’âme et mes sentiments
.
Car selon le compositeur, la musique ne doit pas se couper de ses intentions descriptives, elle se conçoit aussi avec des données psychologiques et autobiographiques, elle représente pleinement son auteur dont le destin transparaît à travers son œuvre. Les sujets des poèmes symphoniques sont à ce titre significatifs et, dès Fatum (1868-1869), le ton est donné. La thématique du destin, puissance invincible, négative et mortifère qui empêche épanouissement et bonheur, est omniprésente, souvent associée à la tempête des éléments naturels annonçant la détresse amoureuse, le remords ou encore la mort (figure obsessionnelle que le compositeur nommait « la maudite au nez retroussée »). Ainsi en est-il des poèmes symphoniques Roméo et Juliette (1869-1870, 1880), Francesca da Rimini (1876), Hamlet (1889), Le Voïévode (1891), du ballet Le Lac des cygnes (1876, où le destin est présent dans la thématique du double et du duel), de la symphonie Manfred (1885), des dernières symphonies. Le motif initial et matriciel de la Symphonie n° 4 (1877-1878), sorte d’autobiographie musicale, représente à nouveau le fatum, qui va le plus souvent de pair avec un autre trait marquant, l’expression du pathos qui est en lui une nécessité de nature qu’on peut ne pas aimer, mais qui ne prend pas la prétention d’un idéal d’art et par conséquent n’altère pas la direction générale de son œuvre
(Stravinski).
Entre tradition et modernité
S’il est indéniable que le langage de Tchaïkovski puise abondamment dans le classicisme et le romantisme allemand et français, la recherche formelle de ses œuvres (qui usent de structures héritées, mais s’en démarquent également, notamment lorsqu’il s’agit de formes libres tel le poème symphonique), ainsi que la dynamique insufflée à l’accompagnement rythmique (comme dans le Concerto pour violon, La Tempête, la Symphonie n° 6…), sont remarquablement novatrices. L’orchestration, parfois clinquante, recèle de belles couleurs, recherchées par la somptuosité du pupitre de cuivres (dont se souviendront Stravinski ou Chostakovitch), par des audaces tout à fait étonnantes, comme dans le troisième mouvement de la Symphonie n° 4 qui oppose une partie A confiée aux seules cordes en pizzicato et une partie B réservée aux autres pupitres, ou encore par l’apparition d’instruments plus inhabituels, comme le quatuor d’accordéons de la Suite pour orchestre n° 2 op. 53 (1883) ou le célesta (dans Casse-Noisette et la ballade Le Voïévode).
Avec Taneïev, Tchaïkovski est par ailleurs le seul compositeur russe du XIXe siècle à écrire des œuvres d’envergure s’appuyant directement sur des textes anciens et sur la liturgie orthodoxe, comme la Liturgie de saint Jean Chrysostome (pour chœur mixte a cappella, 1878) ou les Vêpres (1882), dont s’inspirera également Rachmaninov, où il retrouve un style archaïsant et épuré.
La dramaturgie psychologique
Admirateur des œuvres de Bizet et de Massenet qu’il découvre lors de son séjour parisien en 1875-1876, Tchaïkovski entreprend l’écriture d’opéras. En 1877, Eugène Onéguine sera rapidement considéré comme l’opéra national russe et portera son auteur au faîte de sa gloire, au début des années 1880. Marqué par le psychologisme et par la croyance – décelable dans l’ensemble de son œuvre – en la faculté de « psychologisation » de la musique, et en sa capacité à évoquer l’ambiguïté, l’équivocité, la dualité tourmentée des personnages romantiques et de l’âme humaine, cet ouvrage est sa plus grande réussite dans le domaine de la mélodie lyrique, à la fois intensément recherchée et profondément populaire et qui suscite véritablement une « participation émotionnelle au sort des personnages ». Les moyens utilisés, ceux d’un opéra de chambre, sont presque diamétralement opposés à la technique de Moussorgski pour Boris Godounov, écrit quelques années auparavant. C’est de Pouchkine que provient également l’argument de La Dame de pique, où le motif de la hantise, au centre du drame, est exprimée musicalement par un réseau de leitmotive et de mélodies, précisément, obsessionnelles.
La danse omniprésente
La danse est une dimension essentielle des œuvres de Tchaïkovski, même de celles qui ne sont pas destinées à la scène : Valse-scherzo pour violon, nombreux mouvements des suites pour orchestre, des quatuors à cordes, de la Sérénade pour cordes, des symphonies, etc. Après Le Lac des cygnes (1876), la consécration viendra avec les ballets La Belle au bois dormant (1889) et Casse-Noisette (1892), tous deux fruits de la collaboration avec Petipa, où le compositeur, retrouvant le monde de l’enfance et du conte dans un univers musical sentimental proche du kitsch, prouve à nouveau sa maîtrise de l’orchestre.
Auteurs : Bruno Guilois (parcours biographique) et Grégoire Tosser (œuvre et langage musical)