Sur les traces de Mozart et Haydn
Il n’y a pas de raison que Ludwig soit moins doué que Mozart au même âge pense son père. Ses progrès en piano sont impressionnants, et Johann van Beethoven se fait fort d’obtenir un congé à la cour de Bonn pour faire entendre son fils dans les grandes cours européennes, comme Leopold Mozart l’avait fait quinze ans auparavant. L’expérience est de courte durée car la patience et la psychologie ne sont pas ses plus grandes vertus.
Johann a néanmoins la sagesse de confier l’éducation musicale de Ludwig à de bons formateurs. L’un d’euxChristian Gottlob Neefe (1748-1798) est son troisième professeur, après son père Johann et l’ancien organiste de la cour de Bonn. Il est aussi directeur musical d’une troupe de théâtre. Il propose à Ludwig de devenir son assistant alors qu’il a 11 ans, ce qui lui permet de se familiariser avec le répertoire d’opéra et de théâtre. Il écrit dans une notice : Ce jeune génie mérite d’être soutenu et de pouvoir voyager. Il deviendra certainement un second WA Mozart, s’il continue comme il a commencé.
perçoit le talent étonnant de Ludwig, le conseille adroitement et l’encourage à publier sa première œuvre, ne négligeant pas au passage de lui transmettre sa vision du rôle de l’artisteL’artiste doit être capable de transformer la vie des gens. dans la société. Un peu plus tard, le jeune homme de 17 ans, devenu altiste à l’orchestre de la cour, obtient une bourse exceptionnelle réservée aux meilleurs éléments, lui permettant de se perfectionner dans une ville de son choix. Ce ne peut être que Vienne. Il s’apprête à rencontrer enfin le plus grand compositeur vivant : Haydn. Les premiers jours passés dans la capitale sont prometteurs, Ludwig rencontre même Mozart, mais la maladie de sa mère le rappelle au bout de quinze jours à Bonn, pour assister finalement à son décès. Les années qui suivent voient s’affirmer l’un des plus grands virtuosesLes grands virtuoses du clavier commencent à apparaître au XIXe siècle, au moment où les concerts publics se développent. Leur technique éblouissante permet d’attirer l’attention d’éventuels mécènes, justement au moment où les compositeurs sont de moins en moins attachés à un poste fixe. de son époque : Ludwig s’intègre avec facilité dans les milieux aisés et provoque l’émerveillement. Les salons de l’aristocratie ne se lassent pas de ce jeune homme qui improvise comme personne, prenant soin de truffer ses morceaux de formules injouables pour ne pas être copié par ses « ennemis mortels ».
La jeunesse de Ludwig est l’époque de la redécouverte de quelques grands auteurs : Shakespeare, Schiller… Par ailleurs, les événements de la Révolution française encouragent les idéaux que Ludwig est en train de se forger. Il prend goût à l’héroïsme, à la liberté, et admire bientôt l’action de ce Français qui se hisse au-dessus de tous : Bonaparte. Il lui paraît de plus en plus évident en lisant PlutarqueBiographe et moraliste grec né vers 46. Il est l’auteur des Vies parallèles des hommes illustres. que certains hommes sont appelés à un destin différent, qui les élève au-dessus de leurs contemporains. Cela tombe bien, car son entourage s’accorde à penser que Ludwig est un génie. Haydn a l’occasion de l’écouter lors de son passage à Bonn en allant vers Londres : il l’invite à aller travailler avec lui. À l’occasion de ce deuxième voyage à Vienne à 22 ans, ses amis de Bonn lui offrent un album regroupant les plus élogieux et touchants témoignages : il leur paraît évident que Ludwig est l’héritier de Haydn et Mozart.
Devenir un héros
Bonn, située sur la rive gauche du Rhin, est occupée par l’armée française deux ans après son départ : Beethoven ne peut donc y revenir et son congé devient un départ définitif. Seule VienneElle est le siège de la cour impériale, possédant son opéra et son orchestre. Elle abrite de nombreux orchestres privés appartenant à l’aristocratie, des associations de concerts, des éditeurs, des marchands de musique, des facteurs d’instruments. de toute façon peut permettre à son génie de se développer comme il convient. L’illustre professeur Haydn y contribue dans un premier temps. Leçon après leçon, Beethoven s’immerge dans le plus bel art classique, s’apprêtant à accomplir de cette manière la prophétie de ses amis de Bonn. La symphonie classique et l’écriture pour quatuor sont assimilées, ainsi que cette façon qu’a Haydn de pouvoir construire un développement de dix minutes à partir d’une simple cellule de quelques notes. Quelle n’est pas la surprise du maître Haydn, alors âgé de 60 ans, lorsqu’un an plus tard son élève de 26 ans refuse de l’accompagner dans son deuxième voyage triomphal à Londres ! Beethoven affirme ainsi son indépendance, comme il refuse par la suite d’ajouter « élève de Haydn » sur ses compositions : il est unique et ne saurait lier son destin à quiconque. Il continue toutefois à prendre des cours de composition avec Georg Altbrechtsberger (1736-1809), le remplaçant de Haydn, jusqu’au jour où il juge qu’aucun de ses contemporains désormais ne saurait lui apprendre quoi que ce soit.
Son prodigieux talent de pianiste, l’extrême originalité de ses compositions et son caractère fougueux assurent à Beethoven des amitiés durables, tant masculines que féminines. Princes et princesses se l’arrachent, les salons ne brillent que par sa présence, si bien qu’il finit par tirer profit de la situation, en fin calculateur : un prince viennois désirant passer à la postérité se doit de lui passer commande, ou de le rétribuer largement pour la dédicace d’une œuvre. Le carnet d’adresse ainsi rempli, Beethoven fait jouer la concurrence et il n’est pas rare qu’une dédicace change de destinataire C’est très fréquent. Par exemple, le Concerto n° 4 op. 58 est à l’origine dédié à son ami Ignaz Gleichenstein, mais c’est finalement l’archiduc Rodolphe qui le reçoit, étant devenu un fort intéressant mécène entre temps. Gleichenstein est « dédommagé » avec la Sonate pour piano et violoncelle op. 69. au dernier moment au profit d’une personne plus fortunée, plus couronnée… ou plus séduisante. L’aboutissement de ces entreprises est imminent. Beethoven, très apprécié aussi en dehors de Vienne, fait mine de vouloir quitter la capitale pour offrir ses services à Jérôme BonaparteNouveau roi de Westphalie, royaume créé le 1er décembre 1807 au lendemain du Traité de Tilsit., prenant soin d’organiser en 1808 un immense concert de ses œuvres afin de marquer les esprits. L’opération est payante : trois princes s’associent pour lui offrir à 39 ans une rente considérable lui permettant de composer sereinement jusqu’à la fin de ses jours. À condition toutefois qu’il reste à Vienne et que les Viennois aient la primeur de ses œuvres !
L’isolement du créateur
Prince au-dessus des princes, Beethoven affirme son indépendance à l’égard de ses mécènes lorsqu’il le juge nécessaire (à condition que d’autres prennent le relais). Par une nuit noire, il claque la porte du château du prince Lichnowsky dont l’aide matérielle lui avait été indispensable jusqu’alors, lui rappelant au passage son rôle insignifiant dans l’histoire par rapport à lui-même. La situation matérielle de Beethoven se fragilise quelques années plus tard : personne ne pouvait prévoir que certains parmi ses généreux donateurs feraient faillite en raison d’un contexte politique très défavorable. Ne se laissant pas abattre, il tâche de récupérer l’argent qui lui semble dû par l’entremise de ses amis.
Un début de surditéBeethoven devient complètement sourd à l’âge de 50 ans. apparaît à l’âge de 26 ans, dû certainement à une paresse de l’oreille, comme on le pense à l’époque : une simple cure devrait y remédier. Pourtant, une telle affection paraît bien peu compatible avec l’avenir d’un musicien qui veut être le plus grand de tous. Le caractère irascible de Beethoven en est affecté, mais curieusement tempéré à certains moments par de grands élans d’affection. Le célèbre « Testament d’Heiligenstadt » écrit lors d’un de ces moments où Beethoven pense mettre fin à ses jours, montre le personnage sous un jour touchant et troublant. Dès lors, les cures thermales n’opérant aucun miracle, Beethoven s’isole, ayant recours bientôt à de curieux cornets acoustiques et à des carnets de conversation. Il doit trouver en lui-même suffisamment de force pour résister à son sort.
Dans ces conditions, le pianiste virtuose doit céder définitivement la place au créateur. À l’image des grands hommes de l’Antiquité, Beethoven doit accomplir en musique ce qui n’existe pas encore : il lui faut prendre le destin à la gorge
propos tenus à 31 ans à son ami de longue date Wegeler, comme le héros CoriolanL'Ouverture de Coriolan, composée à 37 ans pour introduire le drame de Heinrich von Collin Coriolanus, marque le début de sa période « héroïque ». Beethoven y transpose le drame dans le domaine instrumental : le héros Coriolan doit surmonter sa souffrance et affronter un sort dépassant l’échelle humaine. à propos duquel il compose une ouverture. Il estime que sa musique peut aider l’homme
L’oratorio Le Christ au mont des Oliviers écrit à 32 ans est l’histoire d’un homme d’exception qui est prêt à donner sa vie pour sauver les hommes, à l’image de Beethoven. De même, Florestan, le héros de l’opéra Fidelio, seul dans son cachot et luttant contre l’arbitraire, est encore une représentation de Beethoven., de même que les héros d’autrefois mettaient leur vie en jeu pour sauver leur peuple. Très tôt, ses œuvres sont réputées injouables et inchantables ; pour se défendre des critiques, il en vient à affirmer la valeur essentielle de la difficulté en art. Les innovations de son écriture pianistique amènent les facteurs à améliorer dans l’urgence leurs instruments, donnant naissance à un piano plus puissant appelé hammerklavier. Il est bien heureux que ses œuvres symphoniques plaisent à un large public, mais cette faveur ne saurait durer : sa pensée créatrice est à l’opposé des frivoles attentes viennoises. Ses trois Quatuors op. 59 dédiés au prince Andrei Razumovsky, écrits à 36 ans, lui attirent des rires de ses proches amis : l’idée naît que Beethoven se moquerait du monde !
Les dernières années sont difficiles : Beethoven est fréquemment malade et incapable de se lever, il laisse des forces précieuses dans un procès de près de cinq ans visant à obtenir la garde de son neveu. Cette victoire obtenue, Karl s’avère peu docile malgré le système d’espionnage mis en place par son oncle : il préfère s’inscrire dans une école de commerce ou être militaire plutôt que de devenir génial !
Le choc est rude. Beethoven a vraisemblablement perdu une partie de la perception des réalités lorsqu’il compose ses dernières œuvres, époustouflantes et géantes. C’est le temps de l’immense Symphonie n° 9, dans laquelle les chanteurs se joignent aux musiciens, de la grandiose Missa Solemnis, des incontournables Variations Diabelli. Il tâche de composer un morceau de substitution à sa monumentale Grande fugue chez son frère, alors que Karl vient de rater son suicide : c’est sa dernière œuvre.
Il repart seul pour Vienne dans des conditions physiques délabrées, pensant qu’il se rétablira comme chaque fois, et que vingt ans ne suffiront pas à accomplir son œuvre véritableIl a plusieurs projets en tête : une dixième symphonie, des opéras, deux oratorios, une ouverture sur le nom de Bach, un requiem…, n’ayant écrit jusque là que « quelques notes ». Il décède quatre mois plus tard, au milieu des coups de tonnerre du premier orage de printemps. Près de la moitié des habitants de Vienne assistent à ses funérailles. Son corbillard princiertiré par quatre chevaux, comme un prince précède un cortège de deux cents fiacres. Parmi les porte-flambeaux se trouve un jeune compositeur de 30 ans, le seul dont Beethoven aurait accepté d’apprendre encore : Franz Schubert.
L’essentiel
- Le père de Beethoven essaie d’imiter Léopold Mozart en commençant à parcourir les grandes villes européennes pour faire entendre son fils : le projet échoue.
- Les lectures et l’entourage de Beethoven lui font réaliser assez tôt qu’il est un génie.
- Il part à Vienne étudier avec le plus célèbre compositeur vivant : Haydn.
- Il devient le plus grand pianiste virtuose de Vienne (contrairement à Schubert, obligé de simplifier les traits difficiles pour les jouer) : les salons se l’arrachent.
- Très habilement, il joue de son immense talent de pianiste et de compositeur pour que les mécènes s’attachent à lui et lui permettent de vivre. Il joue néanmoins de malchance car Vienne traverse une crise financière importante.
- Il ressent les premiers signes de la surdité à 26 ans, et devient complètement sourd à 50 ans. Le Testament d’Heiligenstadt nous en livre une image très touchante. Il doit communiquer à l’aide de carnets de conversation.
- Il agit comme s’il était un héros de l’Antiquité et puise dans cette attitude la force de résister à son mal.
- Les interprètes de son époque se plaignent en raison de son écriture extrêmement difficile.
- Beethoven hérite de la garde de son neveu à 45 ans, ce qui provoque de nombreux troubles psychiques.
- Ses dernières œuvres sont immenses.
- La moitié des Viennois se déplace pour assister à son enterrement, aussi fastueux que celui d’un prince.
Auteurs : Jean-Marie Lamour et Sylvia Avrand-Margot