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Mitridate Wolfgang Amadeus Mozart 3. Analyse de l'œuvre
Deux éléments attirent l’attention dans l’écriture de Mitridate. D’une part, l’appropriation avec brio de ce genre très codifié qu’est l’opera seria italien par le jeune compositeur de quatorze ans et, d’autre part, la singularité de la conduite dramatique. En effet, l’opéra contient les schémas simples de l’opéra italien : l’aria en trois parties (A B A), la cavatineUne cavatine est une courte pièce vocale pour soliste utilisée dans les opéras ou les oratorios des XVIIIe et XIXe siècles, et qui ne comporte qu'une ou deux sections sans reprises., l’alternance équilibrée des récitatifs et des airs, les crescendos dramatiques, l’exigence vocale, la virtuosité (aria di bravura)… Mais Mozart opère un enrichissement de la forme, avec une importance donnée à la symphonie et au pupitre des cors, une tension dramatique apportée par l’orchestre dans les récitatifs accompagnés, et une manière toute particulière de traiter la voix de ténor sans bravoure excessive mais avec des lignes mélodiques très expressives comprenant de nombreuses appoggiaturesUne appoggiature (de l’italien appoggiare, appuyer) est l'ajout d'une note permettant de mettre en relief (d'appuyer) la note à laquelle elle est liée. Cette note est très souvent une note étrangère à la tonalité ou à l'accord en cours de jeu., comme l’annonce d’un style futur.
Focus sur quelques pages de Mitridate, re di Ponto
Le premier air de l'opéra, « Al destin che la minaccia » (« Du destin qui la menace »), exposant les sentiments partagés d’Aspasia entre le devoir et l’amour, est clairement au service de la prima donnaOriginellement utilisé dans les compagnies d'opéra, prima donna est une expression italienne signifiant « première dame ». Ce terme désigne la chanteuse principale. La prima donna était généralement une soprano. Ce terme existe également au genre masculin, à savoir primo uomo.. Avec cet air fougueux et virtuose de forme tripartite, enrichi d’interludes symphoniques, la BernasconiAntonia Bernasconi, la créatrice du rôle d'Aspasia à Milan. était sûre de susciter l’adhésion du public dès le début de l’opéra.
Dans le récitatif accompagné (« Qual tumulto nell'alma ») qui introduit l'air de Sifare, l’orchestre illustre parfaitement le texte : le tumulte de l’âme est figuré par les syncopesEn musique, on appelle syncope une note attaquée sur un temps faible, ou sur une partie faible d'un temps, et prolongée sur le temps suivant., l’espoir renaissant par un motif léger, et la résolution par le rythme pointéUne note pointée voit sa durée augmentée de la moitié de sa valeur..
Le deuxième air de la prima donna, « Nel sen mi palpita » (« Mon cœur bat »), est peut-être le moment le plus intense de l’opéra, avec ses chromatismesEmploi de demi-tons consécutifs., ses appoggiatures et un échange haletant et soupirant entre la voix et les cordes en contretempsEn musique, un contretemps est une note attaquée sur un temps faible, et suivie d'un temps fort occupé par un silence..
Enfin, dans ce premier acte, la cavatine de Mitridate, « Se di lauri » (« Si de lauriers ») présente le personnage principal de l’opéra non comme un tyran sanguinaire, mais plutôt comme un homme fier malgré la défaite et amoureux d’Aspasia, inquiet des nouvelles qui l’attendent. Les sauts d’intervalles, techniquement redoutables, sont adoucis par des résolutions en notes conjointesLorsque des notes se suivent comme dans une gamme, on dit qu'elles sont conjointes..
On retrouve ces éléments (grands intervalles, notes conjointes) dans le deuxième acte avec l’air d’action de Mitridate « Tu, che fedel mi sei » (« Toi qui m'es fidèle »), où Mozart alterne des passages mélodiques doux (adressés à Sifare) et un thème marcato et allegro (adressé à Aspasia).
L’air de Sifare « Lungi da te mio bene » (« Loin de toi, mon amour ») fait entendre une remarquable partie de cor concertant avec la voix. Cet air est empreint d’une certaine tristesse et d’une mélancolie qui l’éloigne, par l’écriture instrumentale, de la tradition italienne.
A la fin du deuxième acte, le très attendu duo des amants « Se viver non degg’io » (« Si je ne dois pas continuer à vivre ») fait au contraire écho à la tradition italienne. Le récitatif secco est progressivement amené vers le récitatif accompagné puis vers le duo, dans un crescendoCrescendo est un mot italien indiquant qu'il faut augmenter graduellement l'intensité du son. dramatique. La longue introduction orchestrale laisse place aux deux chanteurs qui s’expriment tour à tour dans une mélodie d’une grande intensité. Puis le dialogue devient plus serré et développe des lignes virtuoses en parallèle dans un style plus concertantLe style concertant est basé sur le principe du dialogue entre plusieurs groupes de voix ou d'instruments, ou de l'opposition entre un et plusieurs solistes et un ensemble vocal ou instrumental..
Après le dernier air martial de Mitridate (« Vado incontro al fato estremo ») vient la grande section dramatique et très expressive d’Aspasia. Elle est sur le point de boire le poison. Dans ce passage de l’opéra, Mozart synthétise tout le bagage accumulé les années précédentes : il donne une grande importance à l’instrumentation (présence des cors et hautbois) et à la tension harmonique dans le récitatif accompagné qui précède l’air. Cette cavatine « Pallid’ombre che scorgete » (« Pâles ombres ») résonne comme une dernière prière, par la sobriété de la ligne mélodique et l’atmosphère tantôt sombre tantôt solennelle.
Le dernier air remarquable de l’opéra, celui de Sifare, « Se il rigor d'ingrata sorte » (« Si la rigueur d'un sort adverse »), est un air héroïque plein de fougue avec de nombreuses syncopes et un parcours harmonique complexe.
L’action s’accélère ensuite par de nombreux récitatifs pour précipiter l’irruption du final : le chœur des cinq personnages.
Auteure : Véronique Lièvremont