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Vers la gamme à tempérament égal
Dans le système pythagoricien, le ton (T) est l’intervalle séparant la quarte de la quinte pythagoriciennes. Il est exprimé par le rapport de fréquences 3/2 : 4/3 = 9/8 (voir la fiche « La gamme pythagoricienne » ). Dans la musique grecque ancienne, il existe également plusieurs semi-tons (ST), par exemple le semi-ton diatonique (256/243) ou le semi-ton chromatique (25/24). Contrairement à ce que leur désignation laisse entendre, ces semi-tons ne sont pas égaux à la moitié d’un ton, c’est-à-dire tels que ST x ST = T. Pour quelle raison ? Y aurait-il d’ailleurs un intérêt à diviser le ton en deux semi-tons égaux ? Nous allons voir que sous ces questions se cache un défi mathématique dont la résolution révolutionnera les mathématiques… et changera radicalement la musique.
L’irruption de l’irrationnel dans la musique
En suivant la règle arithmétique exposée dans la fiche « La gamme pythagoricienne », diviser en deux parties égales un intervalle (exprimé par un rapport donné de nombres entiers nommé « fraction initiale ») revient à trouver une valeur sous forme de fraction telle que, multipliée par elle-même, le résultat donne la fraction initiale. Pour le ton, cette valeur est donc √(9/8), qui est un nombre irrationnel (il existe un théorèmeCette démonstration est due à Architas. On la retrouve dans La Division du canon d’Euclide. Les rapports du type n+1/n sont appelées superparticuliers (ou superpartiels), et les pythagoriciens favorisaient ces rapports, surtout ceux avec les entiers les plus petits (2/1 , 3/2, 4/3) systématiquement considérés comme plus consonants. Le rapport 9/8 possède de grands entiers mais il est formé à partir des rapports de la quarte et de la quinte. prouvant qu’une fraction de type n+1/n ne peut être divisée en deux fractions identiques). Pythagore et son école connaissaient l’existence de ce type de nombres, notamment √2 qui apparaît comme l’hypoténuse d’un triangle rectangle de côtés 1. Or, si √2 est une grandeur aisément constructible en géométrie, elle n’est pas exprimable par une fraction et n’a donc aucune légitimité en arithmétique. Les pythagoriciens considéraient donc ces nombres comme non naturels et une menace à leur système basé sur les entiers positifs. L’adjectif « irrationnel » qu’ils introduisirent à cette occasion traduit parfaitement cette posture (irrationnel = qui n’est pas raisonnable, mais aussi qui ne peut s’écrire sous forme de fraction, de ratio, donc indicible).
Les mathématiciens du XVIe siècle se sont débattus avec cette ancienne distinction entre les nombres de l’arithmétique (multitude) et les mesures de la géométrie (magnitude). Ces irrationalités géométriques, formellement exclues de l’arithmétique, pouvaient trouver une place en musique, idéalement située pour servir de médiateur entre ces deux domaines. La première mention explicite des « nombres irrationnels » en tant qu’expression consciemment formulée pour ces hybrides mathématiques semble provenir de l’Arithmetica integra (1544) de Michael Stifel (1487–1567), un moine augustinien qui quitta les ordres et devint un ami et collaborateur de Martin Luther. Stifel introduisit le terme « exposant » et utilisa les signes +, – et √ (en fait, Stifel utilise le symbole √z pour signifier l’opération racine carrée). À la faveur de ses innovations en mathématiques, il fut à même de diviser le ton en deux semi-tons égaux de valeur √72/8, ce qui est la bonne valeur comme nous pouvons nous en convaincre (√72/8 x √72/8 = 72/(8x8) = (9x8)/(8x8) = 9/8). (Notons que sur la publication de Stifel reproduite ci-dessous, tous les rapports sont inversés car il raisonne en longueurs de cordes et non en fréquences.)
Ainsi, à partir d’un problème de nature purement musical, ces mathématiciens-musiciens du XVIe siècle (outre Stifel nous pouvons évoquer Jérôme Cardan, Vincenzo Galilei ou Gioseffo Zarlino) apportèrent une contribution essentielle qui mena de l’arithmétique à l’algèbre. Mais pour quelles raisons cherchaient-ils à réformer la gamme pythagoricienne ?
Les limites de la gamme pythagoricienne
Dans le système pythagoricien hérité de la Grèce antique, seuls les intervalles d’octave, de quarte et de quinte sont considérés comme consonants. C’était le système d’accordage le plus important dans la Grèce antique et, dans presque tous les traités médiévaux, c’était le seul dont les instructions étaient fournies pour diviser le monocorde (voir la fiche « Pythagore et l’art de faire entendre les nombres »). Mais entre le XIIe et le XIVe siècles, deux développements radicalement nouveaux en musique – la polyphoniesuperposition de plusieurs lignes mélodiques et l’introduction des intervalles de tierces et de sixtes – émergèrent et façonnèrent la musique occidentale d’une manière unique. En effet, la perception simultanée de deux notes rend plus sensible le problème de la consonance que leur perception indépendante, une note après l’autre. L’émergence de la polyphonie (et la prolifération des instruments à accordage fixe, dont il sera question plus loin) fragilise ainsi la rigide frontière pythagoricienne entre consonance et dissonance. Il fallait dorénavant inclure l’intervalle de tierce qui, non consonant dans le système pythagoricien (81/64 pour la tierce majeureLa tierce majeure est formée de 2 tons, soit 9/8 x 9/8. do-mi et 32/27 pour la tierce mineureLa tierce mineure est formée d’un ton et d’un demi-ton, soit 9/8 x 256/243. la-do), devient désormais seulement « consonance imparfaite ».
De surcroît, à partir du XVe siècle, nous assistons à une émancipation graduelle de la musique instrumentale, notamment pour les instruments à sons fixes (tels les instruments à clavier comme l’orgue puis le clavecin), qui rend alors l’ancien système d’intonation obsolète. Le résultat est un besoin pressant, pour les théoriciens, d’établir une nouvelle échelle d’intonation capable de justifier les compositions musicales qui ne peuvent plus se référer à la tradition pythagoricienne. La redécouverte, à la Renaissance, des écrits originaux grecs et latins amplifia le problème. Comment était-il possible d’accommoder la musique moderne avec ces principes théoriques puisés dans la culture des anciens ? Comment réconcilier la musique polyphonique avec les écrits pythagoriciens exhumés des bibliothèques de Constantinople (anciennement Byzance), capitale de l’Empire romain d’Orient ?
Ces bouleversements de la pratique musicale pressèrent les mathématiciens à revoir leur théorie musicale pour les incorporer. L’un des premiers, et des plus influents, à adapter la gamme pythagoricienne selon ces nouveaux préceptes fut Gioseffo Zarlino (1517-1590), maître de chapelle à Saint-Marc de Venise et figure humaniste de la Renaissance. S’inspirant de l’ouvrage de Ptolémée du IIe siècle, Harmoniques, il introduisit la gamme dite d’intonation juste dans laquelle sont conservées la quarte et la quinte consonantes de la gamme pythagoricienne et sont également rendues consonantes (c’est-à-dire dans un rapport de fréquence de type n+1/n, n étant un petit entier) – « justes » dit-on désormais – les tierces et les sixtes. Il la publia dans son Istitutioni Harmoniche (1558) :
Ces nouveaux intervalles de tierce et de sixte n’ont plus de correspondance au sein de la tradition pythagoricienne, mais Zarlino ne rompt pas totalement avec les idées pythagoriciennes et continue de soutenir l’association des nombres et du cosmos à travers les propriétés numériques incarnées par les rapports associés aux intervalles consonants.
Si Zarlino réussit à répondre théoriquement aux évolutions de la composition musicale de son temps, il laisse toutefois insatisfait le problème de la transposition, c’est-à-dire la possibilité de transposer – sans le dénaturer – un morceau d’une tonalité dans une autre, en particulier sur les instruments à sons fixesinstruments que l’on réaccorde rarement, comme l’orgue ou le piano comme l’orgue. Pour résoudre ce problème, une solution consiste à trouver des compromis qui permettent de dévier légèrement certains intervalles de leur consonance pure – à les « tempérer » – tout en les maintenant acceptables pour l’oreille. C’est l’âge d’or des « tempéraments ».
La gamme à tempérament égal
Parmi les divers tempéraments, certains font des concessions pratiques à la pureté des quintes et des quartes, d’autres à celle de la tierce et de la sixte… ou de toutes à la fois. Un tempérament plus radical consiste à diviser l’octave en 12 demi-tons égaux, c’est le « tempérament égal ». Mais cela revient à accepter deux choses : qu’il n’y ait plus d’intervalles justes (au sens des pythagoriciens ou de Zarlino) mais également que l’intervalle de demi-ton soit un nombre irrationnel, ce que les mathématiciens envisageaient dès le XVIe siècle comme nous l’avons vu. Élaborer la gamme à tempérament égal revient à trouver un intervalle r tel que 12 de ces intervalles assemblés forment une octave. Avec notre règle d’arithmétique (voir fiche « La gamme pythagoricienne »), cela se traduit par r12 = 2, et donc r = 12√2 = 1,05946. Mais calculer la valeur de r n’est pas une mince affaire à l’époque. Les fréquences des notes correspondant au tempérament égal ont été correctement calculées seulement en 1636 par le mathématicien français Mersenne, et publiées dans son Harmonie Universelle.
Cette gamme à tempérament égal a-t-elle été acceptée tout de suite ? En fait, l’essentiel de la musique baroque (1600-1750) a été conçu avec divers tempéraments inégaux ou des tempéraments se rapprochant plus ou moins du tempérament égalnotamment en Allemagne avec J.-S. Bach (aujourd’hui, les interprètes spécialisés dans la musique de cette période continuent de les utiliser couramment). Ce n’est qu’au début du XIXe siècle, après d’autres expérimentations, que le tempérament égal est adopté. Il est désormais universellement utilisé pour des instruments comme le piano moderne, ce qui présente le grand avantage de pouvoir transposer une mélodie dans n’importe quelle tonalité, mais au prix de n’avoir plus aucun intervalle « juste » au sens de Pythagore ou Zarlino.
Le Clavier bien tempéré de J.-S. Bach, une source de controverses
Entre 1722 et 1744, époque de nombreux débats théoriques et expérimentaux autour des tempéraments, Jean-Sébastien Bach (1685-1750) élabore les deux volumes du Clavier bien tempéré (Wohltemperierte Clavier), une œuvre pour instrument à clavier dont les 24 pièces sont écrites dans toutes les tonalités possibles, les 12 majeures et les 12 mineures. Conçu d’abord comme un objet d’étude destiné à ses élèves, ce recueil montre également les ressources que permet un bon accord, autrement dit un clavier « bien tempéré ». Mais qu’entendre par « bien tempéré » ? L’interprétation des sources historiques est cause de controverses. Certains pensent en effet que Bach a écrit ces pièces pour un clavier à tempérament égal, alors que d’autres défendent l’idée selon laquelle (et c’est désormais la version la plus reconnue) Bach accordait lui-même l’instrument où quintes pures et quintes adoucies – intervalles (légèrement) inégaux les uns par rapport aux autres – se côtoyaient. De la sorte, sur ce clavier « bien tempéré », il était possible de jouer dans toutes les tonalités, chacune se trouvant ainsi posséder un caractère spécifique (que l’on appelle éthos ou affect).
Conclusion
Bien que la gamme à tempérament égal (abusivement appelée « gamme tempérée »On a désormais compris que la gamme à tempérament égal était une des gammes tempérées, mais pas la gamme tempérée.) ait la faveur d’un grand nombre de musiciens, la pratique montre qu’elle n’est pas tout à fait utilisée « à la lettre ». Les accordeurs de piano, par exemple, modifient légèrement les octaves de façon à ce que l’instrument « sonne bien » dans tous les registres. Les chanteurs, instrumentistes à cordes et joueurs d’instruments à vent qui, à tout moment peuvent légèrement monter ou baisser une note, sortent quant à eux souvent – plus ou moins consciemment – du système des demi-tons égaux.
Par ailleurs, malgré sa forte implantation, il ne faut pas conclure que la gamme à tempérament égal soit la seule à être utilisée. En effet, certains compositeurs n’hésitent pas à explorer le champ musical au-delà des normes établies, en allant par exemple vers des divisions de l’octave en quarts de ton ou en sortant carrément du système de la gamme (par exemple avec le courant de la musique spectrale). Par ailleurs, certaines traditions occidentales et extra-occidentales ont suivi d’autres voies et utilisent des systèmes très différents pour bâtir leurs échelles, comme par exemple dans des musiques dites pentatoniques, utilisant donc seulement cinq notes.
Auteur : Francis Beaubois