Crédits de l’exposition
- Commissaire : Vincent Bessières, assisté de Wissam Hojeij
- Scénographie et lumières : Projectiles
- Conception Graphique : Laurent Meszaros
- Conception sonore : Philippe Wojtowicz
- Textes : Vincent Bessières
Page découverte
Expositions temporaires du musée de la musique
Parmi les nombreux créateurs du jazz, Miles Davis (1926-1991) continue de fasciner par la capacité qu’il eut de se renouveler et de remettre en question son art. Absorbant les modes, dépassant les styles, il ne cessa de faire évoluer sa musique, hanté par la nécessité d’échapper aux stéréotypes et à la redite.
Par-delà une personnalité éminemment complexe au destin romanesque, sa légende s’ancre dans ces métamorphoses successives, qui furent autant de voies ouvertes aux développements du jazz.
Organisée avec le soutien du Miles Davis Properties, l’exposition retrace le parcours du musicien, de la ville de son enfance, East St. Louis, dans l’Illinois, jusqu’au concert rétrospectif qu’il donna sur le site même de La Villette à Paris, à quelques semaines seulement de sa disparition. Elle en suit les évolutions, en retrace les étapes majeures, en fait entendre les grands chefs-d’œuvre, et reprend pour titre le slogan de l’un de ses albums emblématiques, We Want Miles, en hommage aux attentes que le musicien a suscitées tout au long de sa carrière.
Enfant de la bourgeoisie afro-américaine, Miles Davis naît le 26 mai 1926 à Alton, une ville de l’Illinois située sur la rive orientale du Mississippi, où son père chirurgien-dentiste est établi.
Quelques mois plus tard, la famille déménage en aval du fleuve, à East St. Louis où le jeune garçon grandit, partagé entre un père qui lui inculque la fierté raciale et la réussite personnelle et une mère qui prône l’intégration à la société blanche et l’adoption de ses valeurs.
Miles Davis reçoit sa première trompette à l’âge de dix ans. Son professeur, un ancien jazzman professionnel, Elwood Buchanan, oriente son jeu vers les trompettistes de la région qui ont développé une sonorité, le «St. Louis Sound», qui possède un caractère que l’on dit plus doux, plus subtil, que celui de La Nouvelle-Orléans.
Miles Davis est également marqué par les leçons de Joseph Gustat, premier trompette de l’orchestre symphonique de Saint Louis, qui le pousse à utiliser un type d’embouchure auquel il sera fidèle toute sa vie.
Il découvre le jazz grâce aux émissions de radio. Dès l’âge de seize ans, il intègre les Blue Devils d’Eddie Randle, l’une des formations phares de la ville, dont il devient le directeur musical. Le blues qu’il a entendu enfant le long des routes de l’Arkansas en allant rendre visite à son grand-père a marqué son esprit.
Arrivé à New York en septembre 1944, Miles Davis délaisse l’enseignement académique pour le « conservatoire » bien plus informel des clubs de jazz, ceux de Harlem, lieux de sociabilité des musiciens noirs, et ceux que concentre la 52e Rue, fréquentés par un public blanc venu se divertir.
Fasciné par le be-bop, réaction de jeunes jazzmen noirs aux dérives commerciales du swing, Miles Davis tente d’en assimiler les règles complexes en allant écouter en direct ses principaux représentants.
Il en fréquente les deux figures tutélaires, le trompettiste Dizzy Gillespie qui le prend en sympathie, et le saxophoniste alto Charlie Parker, qui l’engage dès 1945 dans son quintet avec lequel il est régulièrement à l’affiche du club Three Deuces. À leurs côtés, Miles Davis participe à ses premières séances d’enregistrement, élabore son style qui, déjà, le distingue des autres trompettistes.
En collaboration avec les arrangeurs Gerry Mulligan et Gil Evans, Miles Davis dirige à partir de 1948, une formation de neuf musiciens à l’instrumentation inhabituelle qui laisse envisager un au-delà du be-bop. Postérieurement réunies sous le titre de Birth of the Cool, ces pièces qui font la part belle aux orchestrations ouvrent la voie au jazz cool, alternative feutrée à l’urgence du be-bop.
En mai 1949, Miles Davis s’envole pour Paris où il est invité à se produire au Festival international de jazz, le premier organisé dans la capitale après-guerre. Associé au pianiste Tadd Dameron, le trompettiste fait figure – à l’instar de Charlie Parker également à l’affiche – de représentant du jazz moderne.
Plusieurs concerts sont donnés à la salle Pleyel, à l’issu desquels Miles Davis est entraîné, notamment par Boris Vian qui lui a consacré tout un article avant sa venue, dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, où la jeunesse bercée d’existentialisme s’émancipe au son du jazz. Miles y croise, dit-on, Jean-Paul Sartre et Pablo Picasso mais c’est la liaison qu’il noue avec Juliette Gréco, femme libre et bohème, qui incarnera, dans son souvenir, une liberté de sentiment et d’expression dont les lois de la ségrégation le privent encore aux États-Unis.
À son retour, le ghetto dans lequel le jazz moderne reste confiné lui pèse et il s’enfonce, comme tant d’autres, dans l’enfer de la toxicomanie. En réaction à la vogue pour le cool, perçu comme fade et « blanc », il creuse le sillon du be-bop et la matière du blues, en association avec les principaux représentants de la jeune garde noire qui revient aux fondamentaux expressifs du jazz. Sonny Rollins, Jackie McLean, Milt Jackson, Thelonious Monk, Art Blakey, Horace Silver participent aux enregistrements que Miles Davis réalise alors pour les compagnies indépendantes Prestige ou Blue Note.
Au milieu des années 1950, Miles Davis dirige un quintet de premier plan formé du pianiste Red Garland, du contrebassiste Paul Chambers et du batteur Philly Joe Jones auxquels il adjoint le saxophoniste ténor John Coltrane.
Avec un talent certain, le leader joue des contrastes de personnalités de ce groupe, extrêmement soudé au plan musical : en 1955, en deux journées à peine, il enregistre la matière de quatre albums pour se défaire du contrat qui le lie au label Prestige. Chez Columbia, Round About Midnight et Milestones, prolongent cette manière, marquée par l’influence du pianiste Ahmad Jamal, qui laisse respirer la musique et privilégie la retenue à l’exubérance. En 1958, ce « Premier Quintet » devient sextet avec l’ajout du saxophoniste alto Cannonball Adderley. L’année suivante, avec Bill Evans au piano et Jimmy Cobb à la batterie, il donne naissance au chef-d’œuvre Kind of Blue.
Miles Davis participe en novembre 1956 à une vaste tournée en Europe qui le voit partager la scène avec une idole de sa jeunesse, le saxophoniste Lester Young, accompagné par le pianiste français René Urtreger.
Un an après, de retour seul à Paris à l’initiative de l’impresario Marcel Romano, il renoue avec le pianiste dans un quintet composé de Barney Wilen, Pierre Michelot et Kenny Clarke qui, après un concert à l’Olympia, prend ses quartiers au Club Saint-Germain. Ce haut lieu de la rive gauche est fréquenté par des assistants du cinéaste Louis Malle, qui vient de terminer sa première fiction, un film noir pour lequel il est en panne de musique. Sollicité par Romano, Miles Davis improvise en une nuit, après avoir visionné les images montées, une bande originale crépusculaire qui contribuera à l’atmosphère et au succès d’Ascenseur pour l’échafaud.
Voulu par Columbia pour élargir son public, l’album Miles Ahead enregistré en 1957 marque les retrouvailles de Miles Davis et Gil Evans.
Le premier trouve dans les partitions pour orchestre du second un écrin qui magnifie son lyrisme et le caractère dramatique de ses interprétations ; le second a enfin l’occasion de dévoiler la subtilité de ses talents d’écriture et son sens des couleurs, marqué par l’impressionnisme français.
En 1958, Porgy and Bess, adaptation de l’opéra de George Gershwin, et, en 1959, Sketches of Spain, qui comprend la fameuse relecture du Concierto de Aranjuez, renforcent cette exceptionnelle collaboration. Il en découle une indéfectible amitié qui se prolonge par-delà les albums : Miles Davis sollicitera tant l’avis de Gil Evans quant au choix de ses futurs musiciens que son aide pour formaliser ses intuitions musicales jusqu’au milieu des années 1980.
Dans la nuit du 25 au 26 août 1959, alors qu’il se produit au Birdland, l’un des principaux clubs de jazz new-yorkais, Miles Davis est agressé par des policiers après s’être opposé à l’un d’eux qui lui demandait de circuler tandis qu’il prenait le frais sur le trottoir. Dès le lendemain, les photos du musicien menotté, sa veste ensanglantée, font la une des quotidiens. À un moment où, dans le Sud des États-Unis, les mouvements de lutte pour les droits civiques sont violemment réprimés, l’incident vient rappeler qu’aucun afro-américain, fût-il célèbre, n’est à l’abri d’une bavure aux relents racistes…
Comment entendre, à la lumière de ce fait divers, l’unique réponse que Miles Davis avait faite à la baronne Pannonica, protectrice des jazzmen, lorsqu’elle lui avait demandé de formuler trois vœux : « être blanc »?
La réussite artistique de Miles Davis se double, au début des années 1960, d’un confort matériel dont le symbole le plus évident est la Ferrari au volant duquel le musicien revendique son succès. Véritable star du jazz, il fait régulièrement la une des magazines spécialisés dans le monde et suscite la curiosité des médias qui s’intéressent aux aspects les plus glamour de son existence.
En décembre 1960, il a épousé la danseuse Frances Taylor, dont il impose à Columbia le portrait en couverture de Someday My Prince Will Come. Par la suite, il fera figurer le visage de l’actrice Cicely Tyson sur Sorcerer et celui du mannequin Betty Mabry sur Filles de Kilimanjaro, obligeant le label à renoncer aux anonymes playmates blanches au profit de ces véritables « beautés noires » qu’étaient ses compagnes.
À partir de 1963, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams (qui n’a alors que 17 ans) forment auprès de Miles Davis une rythmique qui s’arroge des libertés par rapport aux usages traditionnels du jazz.
Un temps occupé par George Coleman, le poste de saxophoniste échoit à Wayne Shorter en septembre 1964. Pendant près de quatre ans, Miles Davis pilote ce groupe dont il compare volontiers l’impétuosité à la conduite de la Ferrari dans laquelle il roule désormais. Le rapport à la pulsation, à l’harmonie, à la mélodie des thèmes deviennent beaucoup plus lâches, modulés dans l’instant dans une interaction permanente qui donne à la musique un caractère imprévisible qui ne s’exprime jamais mieux que dans le direct de la scène. L’influence de ce groupe sera considérable sur le jazz à venir.
Bouleversant sa musique sous l’influence du rock, Miles Davis change de code vestimentaire et les couvertures de ses albums traduisent sa mutation. Entre surréalisme et psychédélisme, les peintures de Mati Klarwein, figure de la contre-culture, ornent les pochettes de Bitches Brew et Live/Evil, deux doubles albums à la manière des Beatles.
En 1969, le trompettiste fait la une du magazine Rolling Stones, preuve que son public dépasse largement le cercle du jazz. Avec l’appui des dirigeants de la Columbia, il se produit dans les deux grands temples du rock de l’époque, le Fillmore East à New York et le Fillmore West à San Francisco, entre 1970 et 1971, et partage l’affiche avec des stars de la pop. Le label tire plusieurs albums de ces concerts. Ses prétentions de star en matière de rémunération font l’objet d’échanges souvent âpres avec la maison de disques.
L’importance de la boxe est une évidence dans l’existence de Miles Davis. Il la pratique ; elle le fascine. Au batteur Art Taylor, il déclare même que c’est son seul hobby.
Lorsqu’il a décroché de l’héroïne en 1954, c’est en prenant exemple sur la détermination de Sugar Ray Robinson, champion dont il sera fier de devenir l’ami. Miles Davis voit dans la boxe une école de l’exigence dont les fondements – précision du geste et réactivité – nécessitent un apprentissage de longue haleine mais ne sont rien sans la liberté de l’inspiration.
En 1970, le trompettiste est sollicité pour réaliser la bande originale d’un documentaire consacré à Jack Johnson, premier champion du monde poids lourds afro-américain de l’histoire en 1908. Miles Davis s’identifie à ce boxeur affranchi qui menait grand train et ne craignait pas les menaces racistes dont il était l’objet.
À partir de 1972, c’est essentiellement sur scène que Miles Davis explore une musique aux développements spontanés portée par le groove profond du funk et des superpositions de percussions extra-européennes.
La thématique est réduite à sa plus simple expression : des « codes-phrases » qui servent de points de ralliement. Entouré de musiciens issus du blues, du funk ou du rhythm’n’blues, tel le guitariste Pete Cosey, Miles Davis densifie toujours plus l’environnement, allant réunir dans son groupe jusqu’à trois guitaristes et plusieurs orgues et claviers dont les timbres superposés tissent une jungle saturée d’électricité.
Modulée à l’aide d’une pédale wah-wah, sa trompette ajoute à la densité de ce flux sonore qui ne débute et ne s’arrête que d’un geste impérieux, sur un mode on/off, deux mots qui figurent au recto et au verso de l’album On the Corner.
Épuisé par plusieurs opérations chirurgicales, des déboires sentimentaux et divers excès, Miles « dévisse » et cesse de se produire en public en 1975.
L’un des derniers morceaux qu’il enregistre avant sa retraite est une longue pièce aux accents funèbres, He Loved Him Madly, véritable requiem en hommage à Duke Ellington qui vient de disparaître. Pendant de longs mois, Miles Davis, gagné par la dépression, se coupe de la scène et vit reclus chez lui.
Alors que le monde s’alarme de son silence, les tentatives pour organiser des tournées ou le faire entrer en studio échouent jusqu’en 1980. Cette année-là, sous l’influence de ses proches, épaulé par de jeunes musiciens de Chicago parmi lesquels son neveu batteur Vince Wilburn, Miles Davis amorcera enfin un retour.
Alors qu’il avait manifesté une évidente méfiance à l’égard des médias, Miles Davis adopte à partir de son retour une attitude beaucoup plus conciliante à leur endroit. Conscient de son aura, il joue à se mettre en scène, sur les plateaux de télévision, en concert ou sur la couverture de ses disques.
Devenue une figure du show-biz clinquant des années 1980, il est sollicité pour figurer dans des publicités (pour les scooters Honda ou la liqueur japonaise Van Aquavit), participe au charity-business (Sun City, contre l’apartheid ; concert de soutien à Amnesty International), accepte d’apparaître sur des disques de pop stars (Cameo, Chaka Khan, Scritti Politti), prête sa sonorité à des bandes originales, voire interprète des rôles au cinéma ou à la télévision qui font écho à sa propre mythologie.
Confiée à Marcus Miller qui, en 1981, avait accompagné le retour de Miles Davis sur scène, la réalisation de l’album Tutu répond aux ambitions fixées par le label Warner Bros.
Maîtrisant les techniques du multipiste et de la programmation des synthétiseurs et boîtes à rythmes qui lui permettent d’assurer seul quasiment toutes les parties instrumentales, Marcus Miller conçoit une série d’orchestrations qui sont autant d’écrins haute couture sur lesquels, Miles Davis n’a plus qu’à poser en studio ses parties de trompette dont la sonorité est devenue sa véritable « signature ».
Orné de trois superbes photographies d’Irving Penn, soutenu par une imposante campagne de promotion dont fait partie un clip réalisé par Spike Lee, l’album atteint des chiffres de vente considérables et s’impose comme le dernier chef-d’œuvre de Miles Davis.
Miles Davis se met à dessiner en 1982 pour rééduquer sa main qui, à la suite d’une attaque, est restée partiellement paralysée.
Cette pratique prend bientôt la forme d’un passe-temps, notamment en tournée, puis devient une activité quotidienne surabondante que le musicien ne tarde pas à laisser paraître sur ses disques : ses dessins, dans lesquels abondent les figures féminines, illustrent ainsi Star People et l’intérieur de la pochette de Decoy. En 1989, il peint pour la couverture de l’album Amandla son portrait sur fond de continent africain. Plusieurs expositions de ses toiles sont organisées. Ce nouvel espace d’expression que lui offre la peinture participe, de sa part, d’un effort pour s’affirmer comme artiste total, qui ne saurait être réduit à son seul statut de musicien.
En juillet 1991, pour la première et la dernière fois, Miles Davis accepte de se retourner sur son passé : au festival de Montreux, poussé par Quincy Jones, il rejoue les partitions de Gil Evans des années 1950 ; à Paris, il renoue avec d’anciens compagnons de route côtoyés à différentes époques de sa carrière sur une scène décorée de ses peintures, dressée devant la Grande Halle de La Villette.
Ce concert émouvant, dont la version télévisée est projetée dans la salle attenante, a tout d’un dernier d’adieu. Miles Davis s’éteint peu après, le 28 septembre, à Los Angeles.
En 1992 paraît l’album Doo-Bop, collaboration inachevée avec des rappeurs, témoignage posthume de son intérêt naissant pour le hip-hop et ultime pas en avant d’un artiste qui avait constamment cherché à renouveler sa musique.