Crédits de l’exposition
- Commissaire : Sébastien Carayol
- Scénographe : Encore Heureux
- Graphisme : Agnès Dahan Studio
Page découverte
Expositions temporaires du musée de la musique
What about the half that’s never been told?
— Dennis Brown, chanteur jamaïcain (1957-1999)
Au milieu des Caraïbes, une île à peine plus grande que la Corse est devenue une exception dans l’histoire de la musique. Donnant vie à l’un des courants musicaux majeurs de la seconde moitié du XXe siècle, la Jamaïque est un iceberg tropical dont la partie émergée, le reggae de Bob Marley, dissimule une histoire qui va bien au-delà de la musique.
Trop souvent réduite à cette icône universelle, la musique jamaïcaine, aux ramifications aussi vastes que le jazz ou le blues et aux racines remontant au temps de l’esclavage, trouve ses sources dans des formes traditionnelles héritées de la colonisation des XVIIIe et XIXe siècles.
Méconnues du grand public, ses audacieuses inventions jadis bricolées dans les ghettos de Kingston ont jeté, dès les années 1950, les bases de toutes les musiques urbaines contemporaines, invitant dans le vocabulaire musical d’aujourd’hui le DJ, le sound system, le remix, le dub…
Musique sacrée ou musique profane ? Rurale ou urbaine ? Bande-son pour les sages Rastas ou pour les bad boys du ghetto ? Musique du monde, musique mondialisée, l’exposition Jamaica Jamaica ! propose de rendre compte de cette histoire relue au prisme des conflits post-coloniaux et des rencontres qui ont fait naître un mouvement unique et universel – où s’entrechoquent façon sound clash des noms tels que Bob Marley, Peter Tosh, Lee Perry, King Tubby, la Alpha Boys School, Haïlé Sélassié, Marcus Garvey, mais aussi une ribambelle de styles musicaux : burru, revival, mento, ska, rocksteady, reggae, dub, dancehall…
Réunissant objets, images et films rares débusqués auprès de collectionneurs privés ou provenant des musées de Jamaïque, des États-Unis ou de Grande-Bretagne, donnant la parole aux jeunes artistes jamaïcains, l’exposition Jamaica Jamaica ! résonne comme un cri, un appel pour cette musique qui fut caisse de résonance de la colère d’un peuple, et qui porta sa supplique bien au-delà des frontières de la Jamaïque pour en faire la plus populaire des musiques du monde.
Xaymaca, la « terre de lʼeau et du bois » des indiens Arawak, est découverte par Christophe Colomb en 1494. Occupée par les Espagnols à partir de 1509, l’île est finalement conquise par les Anglais en 1655. Ceux-ci en font l’un des piliers de la traite négrière et de l’économie coloniale caribéenne. Mais dès les premiers jours, la rébellion gronde : la légende dit que les esclaves les plus indisciplinés étaient débarqués des bateaux négriers en Jamaïque – première escale aux Antilles.
Durant les quatre siècles de colonisation britannique, les esclaves et leurs descendants n’auront de cesse de résister et de se révolter. De nombreux cultes religieux naîtront de ces actes d’affirmation. Mêlant influences chrétiennes et africaines, danses et chants, ces rites forment les premières caractéristiques de toutes les musiques autochtones à venir.
L’abolition de l’esclavage en 1838 ne marque pas une coupure nette : hantée par son histoire, la production artistique et musicale jamaïcaine conservera à jamais la cicatrice mémorielle de son brutal passé colonial et esclavagiste.
Mento, le « calypso jamaïcain »
Le mento, première forme de musique créole jamaïcaine, naît à la fin du XIXe siècle dans les campagnes. Il prend racine dans les multiples héritages de l’esclavage : il se nourrit aussi bien des danses et chants des peuples d’Afrique de l’Ouest que de pratiques coloniales comme le quadrille, danse de cour très populaire en Jamaïque depuis le XIXe siècle. Le mento en est la musique-creuset, insolente, et souvent confondue avec le calypso issu des îles voisines de Trinité et Tobago, à cause de leurs similitudes mélodiques. Capable de jongler aussi bien avec des sujets religieux que des thèmes très osés grâce à sa maîtrise du sous-entendu subtil, le mento atteint son apogée dans les années 1950, avant de décliner dans les années 1960 avec l’arrivée d’un nouveau son en Jamaïque, le ska.
Un mouvement mondial de décolonisation s’engage après la Seconde Guerre mondiale. L’Empire britannique s’émiette. Inde, Kenya, Malaisie : un à un, tous reprennent leur autonomie.
La Jamaïque, quant à elle, acquiert son indépendance en 1962 – dans un contexte tiers-mondiste et panafricaniste. La fierté dʼêtre « maître de son destin » ouvre une parenthèse d’enthousiasme et d’optimisme qui se célèbre en musique : le ska, métissage de traditions musicales locales et du rhythm and blues ou du jazz américains, avec son contretemps caractéristique, naît dans ce contexte d’indépendance nationale. Porté par The Skatalites, groupe de jeunes laissés-pour-compte formés à l’Alpha Boys school, une école catholique, le ska va devenir, entre 1960 et 1966, le premier phénomène musical jamaïcain de portée mondiale.
Alpha Boys school : l’incroyable destin d’une école de nonnes
Institution qui recueille des enfants en grande difficulté ou des orphelins, l’Alpha Boys School, à Kingston, se forge un destin extraordinaire. C’est de cet établissement, créé en 1880 par une branche de l’ordre catholique des Sœurs de la Miséricorde, que vont en effet sortir la plupart des plus grands musiciens jamaïcains. Chez les religieuses, l'éducation est rigide et la formation musicale stricte. Sous la houlette de la nonne mélomane Mary Ignatius Davies (1921-2003), dite « Sister Ignatius » – dont l’exposition présente sous forme de juke-box quelques-uns de ses morceaux favoris – des gamins des rues turbulents peuvent s’exprimer, se rencontrer et parfois entamer de brillantes carrières musicales.
L’Alpha Boys School compte parmi ses anciens élèves les membres du trio Israel Vibration, Cedric Brooks, Vin Gordon, Leroy « Horsemouth » Wallace, Leroy Smart, Yellowman ou Leslie Thompson (premier chef d’orchestre Noir du London Symphony Orchestra) et, surtout, quatre membres fondateurs du groupe mythique du ska, The Skatalites : Tommy McCook, Don Drummond, Lester Sterling et Johnny « Dizzy » Moore.
Le premier studio privé d’enregistrement jamaïcain, Motta’s Recording Studio, ouvre à Kingston en novembre 1950. S’il s’agit d’abord de produire des disques-souvenirs de mento pour les touristes des hôtels, l’industrie du disque va vite prendre une place prépondérante dans la société jamaïcaine, notamment grâce à l’apparition des premières discothèques de rue, les sound systems, à la fin des années 1950. Avec eux, la musique devient un enjeu important : pour gagner en popularité et donc augmenter ses revenus, il faut passer en soirée des morceaux exclusifs.
Présent à tous les niveaux du circuit de production, cet esprit de compétition donne aux studios et à la musique une place majeure dans la vie économique, sociale et politique de la Jamaïque. L’émulation pousse chanteurs, musiciens et producteurs à se surpasser et à innover sans cesse pour se distinguer. Au cours des décennies suivantes, quelques pionniers du son inventent dans les studios de Kingston des pratiques musicales uniques qui partent à la conquête du monde. C’est le cas des trois grands studios qu’a choisi de reconstituer Jamaica, Jamaica ! : Studio One, le Black Ark du producteur excentrique Lee Perry et la caverne immaculée de King Tubby.
Lee Perry, le « Salvador Dalí du dub »
Figure excentrique et artiste total, l’ingénieur du son et producteur Lee « Scratch » Perry (né en 1936) a inventé des techniques de production toujours utilisées aujourd’hui, bien au-delà des cercles du reggae – en témoigne la fascination que lui porte notamment l’artiste contemporain français Xavier Veilhan, qui l’a inclus dans sa série de sculptures 3D de producteurs mythiques. Après des débuts avec Studio One en 1961, Perry sort en indépendant le titre « People Funny Boy » (1968), considéré comme l’un des tout premiers morceaux de reggae. L’année suivante, il produit Bob Marley and The Wailers, les préparant à la gloire internationale. Mais c’est dans son propre studio, Black Ark, fondé en 1973, que Lee Perry laisse exploser tout son génie. Avec pour seul équipement une console quatre-pistes et quelques générateurs d’effets basiques, il révolutionne la musique jamaïcaine et repousse ses limites créatives en contribuant à inventer le dub, réinterprétation psychédélique d’instrumentaux de reggae saturés d'effets sonores.
Entièrement recouvert par son créateur de graffitis déclamatoires, le Black Ark prendra feu dans des conditions mystérieuses à la fin des années 1970, avant que Lee Perry n’émigre en Angleterre. Son génie excentrique lui a valu le surnom de « Salvador Dalí du dub ». Résident aujourd’hui entre Suisse et Jamaïque, ce monument vivant se consacre essentiellement, à 80 ans, à des événements artistiques et à quelques concerts pour lesquels il élabore toujours, façon facteur Cheval, ses propres tenues de scène.
La console disparue de King Tubby
Dénichée en Jamaïque dans des conditions rocambolesques, cette console de mixage est l’un des objets phares de l’exposition, dont personne ne savait, jusqu’à son acquisition en 1999, si elle existait toujours.
Cette MCI 12-pistes a appartenu à l'ingénieur du son et producteur Osbourne « King Tubby » Ruddock (1941-1989), pionnier dans l'art de la réinterprétation musicale qui a élevé l’ingénieur du son au rang de musicien à part entière. Surnommé « the dub master », il est l’un des inventeurs du remix, technique aujourd’hui largement utilisée dans les musiques populaires contemporaines. Instrument mythique utilisé très longtemps après sa mort par d’autres producteurs, cette console présente notamment une commande devenue légendaire : le « big knob » (« gros bouton »), situé en haut à droite du tableau de commandes, qui est un filtre high-pass d’usine détourné pour donner à ses remixes un son unique.
Dès 1950, la radio s’installe dans tous les foyers mondiaux. Les Jamaïcains se réunissent autour des quelques chanceux équipés dʼun poste capable de capter les dernières nouveautés des stations de la Nouvelle-Orléans ou de Floride. À cette époque, ni rhythm and blues américain ni mento local, pourtant très populaires dans la rue mais trop turbulents pour la bonne société, n’ont droit de cité sur les ondes de l’île. Une poignée de jeunes entrepreneurs décide alors dʼorganiser des bals en plein air pour jouer tous ces disques : le sound system, la discomobile de rue, vient dès sa naissance combler un vide. Il se fait haut-parleur du peuple avant de devenir le véritable instrument de la musique jamaïcaine.
Très vite, ces soirées dansantes deviennent le quotidien des Jamaïcains et revêtent des enjeux économiques importants. Sous l’impulsion des pionniers Tom The Great Sebastian ou V Rocket, les trois premiers grands sound systems vont s’affronter dans le cadre de batailles sonores homériques : The Trojan (Duke Reid), Coxson’s Downbeat (Clement Dodd) et Voice of the People (Prince Buster). Pour « survivre », les différents patrons doivent sans cesse se différencier et inventer : les innovations techniques, stylistiques et musicales nées en sound system vont jeter les bases de la culture DJ contemporaine, du sound clash aux dubplates (morceaux exclusifs pressés sur acétate), en passant par le remix.
Serious Tings A Go Happen, les délirants panneaux peints des soirées sound system
Depuis une quinzaine d’années, la productrice jamaïcaine Maxine collectionne les panneaux de bois peints à la main annonçant les soirées sound system en Jamaïque. Cloués ici et là sur les arbres et poteaux électriques de l’île, ils rivalisant de formules-chocs en patois et de graphisme criard pour attirer l’œil. Véritable patrimoine vernaculaire, esthétique et linguistique, ces « dancehall signs » chéris des Jamaïcains sont pourtant en danger : les autorités les considèrent comme de l’affichage sauvage et les détruisent systématiquement.
Nommée en hommage au morceau « Black Man Time » du chanteur I-Roy, cette partie de l’exposition retrace le destin de deux grandes figures historiques liées entre elles et fréquemment convoquées dans la musique jamaïcaine, notamment dans le reggae : l’empereur Hailé Sélassié et l’activiste Marcus Garvey.
Entre 1680 et 1786, le Royaume-Uni déporte vers ses colonies près de deux millions d’Africains. Débarqués des cales des négriers, ils ne se résignent pas à voir leurs vies résumées à leur seule condition d’esclaves. Leur résistance va bâtir la fondation d’une conscience populaire jamaïcaine, autour de grandes figures de la fierté noire comme Marcus Garvey (1887-1940). Un des pères du nationalisme noir, né en Jamaïque mais très actif aux États-Unis, Marcus Garvey devient l’une des plus importantes figures du panafricanisme. L’autre figure est celle de Hailé Sélassié (1892-1975), empereur d’Éthiopie qui incarne la résistance à l’oppression et à la colonisation. Couronné en 1930, il devient l’incarnation de Dieu pour le rastafarisme, un mouvement spirituel et philosophique jamaïcain.
À la fin des années 1960, avec toute la détermination de ceux qui veulent subvertir le système esclavagiste et colonial dont ils sont issus, les rastafaris vont transformer la musique jamaïcaine en une déclaration de fierté militante, séditieuse, mystique et résolument tournée vers lʼAfrique de leurs ancêtres : le reggae.
Venu de la campagne de Nine Mile alors qu’il est jeune adolescent, Bob Marley grandit principalement à Trenchtown, un quartier brûlant de West Kingston. Dans ce dédale de cours communautaires, il rencontre Peter Tosh (1944-1987) et Bunny Linvingston (né en 1947), avec qui il forme son premier groupe : The Wailers. En 1964, le morceau « Simmer Down » est leur premier succès en Jamaïque.
Dès le départ, leur musique retentit comme un cri : Trenchtown est la ligne de front entre deux quartiers ennemis, armés par les partis politiques, qui tentent d’instrumentaliser les musiciens pour s’assurer des circonscriptions. Marqués par la violence de ces quelques rues, Bob Marley et les Wailers n’auront de cesse de la chanter tout au long de leur carrière.
Repéré par le producteur anglo-jamaïcain Chris Blackwell qui les intègre à son label Island en 1972, le groupe, miné par la mise en avant du seul Marley, se sépare deux ans plus tard à l’orée d’un succès mondial.
La guitare M16 de Peter Tosh
Devenue symbole de défiance et de militantisme, la guitare en forme de fusil-mitrailleur M16 de Peter Tosh ne lui était pas initialement destinée. Fabriquée et utilisée par le guitariste californien Bruno Coon (du groupe de rock Prairie Fire), elle fut vendue à Tosh par Coon après le concert du chanteur jamaïcain à Los Angeles, le 25 août 1983 – pour 550 dollars. Modèle unique, elle constitue l’une des œuvres phares de l’exposition.
1981 : avec la mort de Bob Marley, la musique jamaïcaine perd son ambassadeur international. Dans le même temps, une nouvelle mutation de la musique jamaïcaine s’opère dans les ghettos de l’île : le dancehall émerge.
Dans ce nouveau son, peu de spiritualité rastafari : le dancehall chronique la vie des soirées sound system – comme si la Jamaïque avait besoin de chanter à nouveau pour elle-même, après avoir été sous les projecteurs internationaux. Avec ce nouveau style, le culte du corps et de l’apparence triomphent. Alors que le pays, étouffé par la dette depuis son premier emprunt au FMI en 1977, s’enfonce encore plus dans la pauvreté, ce nouveau genre devient le seul moyen d’évacuer les pressions de la vie quotidienne, au besoin par la provocation.
Au début des années 1990, les dancehall queens apparaissent sur les pistes de danse : avec leurs tenues courtes et outrancières, ces danseuses célèbrent l’expression d’une sur-féminité militante, par des danses ultra-sexuées, aux mouvements repris aujourd’hui par la culture populaire mondiale.
Pendant que l’Occident se cherche désespérément le « nouveau Bob Marley », l’île crée avec le dancehall de nouveaux codes, éminemment jamaïcains : ceux d’un mouvement corporel et musical né sur la piste de danse, au son des sound systems.
The Greensleeves Years
Lancé en 1977, le label anglais Greensleeves reflète l’humeur du début des années 1980, partagée entre la fin de règne du dub et les prémices du dancehall. Sortant les albums de divers producteurs jamaïcains, Greensleeves forge l’identité graphique de ce nouveau son notamment grâce à son illustrateur principal, Tony McDermott, influencé par les comics. Pour la première fois, au sein de l’exposition Jamaica Jamaica !, cet artiste rare dévoile un portfolio de ses artworks originaux pour ce label mythique.
Leasho Johnson : humour et hyper-sexualité du dancehall
Né en 1984 à Montego Bay, Leasho Johnson est un artiste pluridisciplinaire (céramiques, muraux, street art, graphisme, etc.) travaillant aujourd’hui à Kingston. Intéressé par l’art comme lieu de conflit, influencé par les cultural studies, ses créations sont toutes guidées par le commentaire social et sa propre expérience de jeune homme gay ayant grandi en Jamaïque. Avec cette installation en clin d’œil aux fresques de Keith Haring du début du hip hop, Leasho Johnson se joue avec humour des codes de représentations provocantes de personnages désinhibés croisés dans les soirées de rue, rendant ainsi hommage à la culture dancehall.
Panzer sound system : le dancehall est une arme !
Pour Jamaica Jamaica !, l’artiste allemand Nik Nowak a spécialement transformé son installation Panzer (2011) : il a invité le DJ Neil Case, dit « Bass Mekanik » à lui composer une bande-son spécifique à partir de ses titres de dancehall favoris, des années 1980 à aujourd’hui.
D’origine jamaïcaine mais basé à Miami, Neil Case a été ingénieur du son sur des productions reggae (pour Byron Lee, Barry Biggs ou Tommy Cowan). Il est surtout connu pour avoir développé le style Miami Bass dans les années 1980, une forme de rap rendue célèbre par le groupe 2 Live Crew.
Itinérance des expositions
Le Musée de la musique propose des expositions multimédias, à partir de projets réalisés à Paris, qui peuvent être présentées dans des lieux non-muséaux (médiathèques, centre culturels, salles de concert…) en France comme à l’étranger.