Crédits de l’exposition
- Commissaires : Philippe Bruguière ; Joep Bor
- Scénographie : Massimo Quendolo
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Expositions temporaires du musée de la musique
Théâtre d’une histoire mouvementée dont elle sut s’enrichir en préservant ses valeurs originelles, l’Inde possède aujourd’hui un héritage unique, omniprésent au sein d’une vie sociale et culturelle diversifiée à l’extrême. Cette exposition est consacrée au patrimoine musical de l’Inde du Nord depuis les premiers sultanats jusqu’au début du vingtième siècle.
Ce voyage au cœur de l’Inde d’autrefois offre l’occasion d’admirer un ensemble d’œuvres exceptionnelles provenant de collections internationales publiques et privées.
Les instruments de musique, manuscrits, peintures et dessins qui composent le parcours chronologique de cette histoire, illustrent le dynamisme et la créativité sans cesse renouvelés d’une remarquable tradition artistique. Que ce soit la cithare sur bâton, bin ou rudra-vina, les luths rabab, tanpura, sarod ou sitar, les vièles sarangi, sarinda et chikara, les tambours dholak, pakhavaj et tabla, tous révèlent le niveau d’excellence atteint par les artisans, facteurs et artistes qui les réalisèrent et les utilisèrent.
Les scènes musicales et portraits de musiciens représentés sur ces peintures plongent le visiteur dans le riche contexte de la culture indo-persane et font revivre dans leur environnement les instruments exposés. Beaucoup d’entre eux n’ont encore jamais été montrés au public et leur association, dans le cadre de cette exposition, avec quelques-uns des chefs-d’œuvre de la peinture indienne, font de cette exposition un événement sans précédent.
À l’aube du XIIIe siècle, une dynastie turco-afghane fonde le sultanat de Dehli. Cette nouvelle capitale devient un des hauts lieux culturels du monde : s’y pressent érudits, mystiques, poètes, artisans, peintres et musiciens venus de Perse et d’Asie Centrale. Peu à peu, au sein de ce creuset particulièrement fécond dans lequel se marient traditions spécifiquement indiennes (bhakti, sama...) et apports persans et moyen-orientaux (dont le soufisme), la musique occupe une place de choix.
La musique jouée à la cour des sultans de Dehli est essentiellement d’origine arabo-persane.
Aux XIVe et XVe siècles, avec l’émergence de sultanats régionaux, la culture de cour adopte de nombreux aspects des traditions artistiques de l’Inde. Le naubat, ensemble instrumental dévolu à la musique militaire (composé de buq ’cor’, de karna ’trompe’, de naqqara ’tymbales’ et de surna ’hautbois’), joue un rôle central au sein des cours musulmanes. Symbole de l’autorité et du pouvoir, il annonce et participe aux évènements importants de la vie du palais. Excellent joueur de naqqara, bâtisseur d’empire exceptionnel, mécène et fin stratège, l’empereur moghol Akbar (1556-1605) est aussi un souverain très cultivé et curieux qui manifeste un grand intérêt pour la musique.
Sous son règne, les pratiques musicales persanes et indiennes s’influencent mutuellement.
Il favorise l’émergence de la rencontre musicale indo-persane. La musique hindoustani moderne doit une grande partie de sa profondeur et de son raffinement aux musiciens de cour des empereurs moghols. Abkar convie à sa cour les plus éminents musiciens de l’époque. Alors que les chanteurs de sa cour sont majoritairement indiens, la plupart des instrumentistes sont originaires de Perse ou d’Asie Centrale.
Emblème de la déesse Sarasvati, patronne des arts et du savoir, la vina a connu une histoire particulièrement riche, associée à de fortes traditions séculaires et religieuses. Apparaissant vers le milieu du premier millénaire, elle remplace peu à peu les harpes et luths des cours royales de l’Inde ancienne.
Formée à l’origine d’un simple bâton sur lequel était fixé un résonateur en calebasse, elle se développe au cours des siècles en une grande variété d’instruments à cordes pincées. Les traités musicaux ainsi que les nombreuses sculptures et peintures témoignent de son prestige et de son évolution sur plus d’un millénaire.
Le mot vina est un terme générique appliqué à l’ensemble des cordophones (ainsi qu’à quelques aérophones). Appelée bin dans le nord de l’Inde (aujourd’hui également dénommée rudra-vina), elle occupe des siècles durant une place centrale au sein des cours hindoues et musulmanes, jouée le plus souvent dans l’intimité de réunions privées ou accompagnant le répertoire chanté. La bin devient progressivement le privilège de musiciens héréditaires hautement respectés, dépositaires de la tradition dhrupad, genre très prisé des cours mogholes aux XVIe et XVIIe siècles.
L’émergence de nouvelles tendances musicales et l’apparition du sitar menacent l’héritage de la bin dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Les joueurs de bin se trouvent dans l’incapacité de s’y adapter. Leur attitude protectionniste vis à vis de la transmission de leur savoir accentue le déclin de la tradition de la bin qui tombe progressivement dans l’oubli.
Deux types de rababs coexistent en Inde avant la période moghole. L’un deux, venu d’Iran, disparaît au cours du XVIe siècle tandis que le second connaît une destinée voisine de celle de la bin.
Sa représentation dans certains manuscrits des XVe et XVIe siècles révèle une intégration précoce dans le sous-continent indien. Son usage à la cour de l’empereur Akbar est associé au célèbre chanteur et poète-compositeur Tansen dont les descendants perpétuent la tradition jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Ce rababs indien est apprécié pour sa sonorité expressive, empreinte de douceur et de mélancolie, mais aussi capable d’accents rythmiques vigoureux. Il accompagne le chant dhrupad et figure souvent au sein des ensembles instrumentaux lors des processions ou des célébrations princières.
Les sources écrites et iconographiques évoquent aussi sa présence dans les assemblées soufies et dans de nombreuses traditions régionales. Le rabab s’est maintenu au Pendjab où il fut l’instrument favori du maître spirituel de la communauté sikh, Guru Nanak (1469-1539).
Bien qu’il ait hérité au cours des siècles d’un prestigieux répertoire, ce noble instrument tend à disparaître progressivement de la scène musicale dans le courant du XIXe siècle. Les joueurs de sarod et les sitaristes d’aujourd’hui doivent aux grands joueurs de rababs d’antan, qui furent leurs prédécesseurs et maîtres, de nombreux aspects de leur technique et de leur style de jeu.
Selon un mythe ancien, la vièle doit son origine à Ravana, roi légendaire de Lanka, qui aurait extrait un tendon de sa propre main pour réaliser un instrument nommé ravanahasta ou « main de Ravana ».
Aisément transportable, ce petit instrument est longtemps celui des bardes et mendiants qui sillonnent le pays, chantant les exploits de rois, la geste des vaillants héros ou les paroles des grands poètes mystiques de l’Inde médiévale. De facture modeste, issue de traditions rurales peu considérées et le plus souvent exclues des cours princières, la vièle se décline en une famille d’instruments très diversifiée.
L’origine de ces instruments est incertaine. La sarinda, proche du sorud du Balouchistan, est connue jusqu’aux confins du Nord-Est de la péninsule et de la frontière birmane. Le groupe de chikara, petites vièles aux formes variées, se propage également aux quatre coins du sous-continent.
Cinq siècles durant, la plus répandue dans la moitié nord de l’Inde est probablement le sarangi. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les joueurs de sarangi deviennent les professeurs et accompagnateurs de chanteuses et danseuses professionnelles. Très prisées des milieux aristocratiques, ces courtisanes, qui appartiennent aux catégories sociales les plus diverses, contribuent de manière prépondérante à la vitalité des arts de la scène. Mais un siècle plus tard, la nouvelle société anglo-indienne, d’où émerge une classe moyenne fraîchement occidentalisée, juge leurs mœurs trop dissolues et les met au ban de la société. Le succès croissant de l’harmonium importé d’Europe, qui remplace progressivement le sarangi dans l’accompagnement du chant, précipite le déclin de l’instrument au cours du XXe siècle.
En plus de deux millénaires, le sous-continent indien a vu naître une extraordinaire variété de tambours, destinés à traduire l’un des systèmes métriques les plus savants du monde. En Inde, le tambour est inhérent au mythe : joué par le Dieu Shiva Nataraja, "le seigneur de la danse", il symbolise la vibration divine qui emplit le cosmos et traduit les principes du monde. Protagoniste des rituels et célébrations accompagnant la danse, le théâtre et le chant, le tambour exprime, encore de nos jours, cette mémoire ancestrale. Qu’ils soient villageois amateurs ou joueurs de tabla réputés, les percussionnistes de l’Inde surprennent par leur dextérité et leur éblouissante virtuosité.
Le pakhavaj, tambour à deux faces aux sonorités majestueuses qui accompagnait auparavant le chant dhrupad, la bin et le rabab, conserve de nombreuses caractéristiques de ses ancêtres. D’origine rurale, le dholak est, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, un tambour fréquemment joué à la cour. À l’instar du pakhavaj, la technique de jeu influence sensiblement celle des tabla. Cette paire de tambours apparait au cours du XVIIIe siècle, au moment où une nouvelle forme musicale, le Khyal, connaît un essor considérable.
Très répandu de nos jours en Inde du Nord, le tabla serait né d’un pakhavaj scindé en deux. Instrument de prédilection pour accompagner le Khyal, le tabla est aussi associé à d’autres genres comme le Thumri, le Ghazal ou les chants populaires de dévotion bhajan.
Popularisé en Occident lors de tournées triomphales dans les années 50 et 60, mais aussi grâce aux Beatles qui l’intègrent à leurs expérimentations musicales, il incarne aujourd’hui l’idéal de la rythmique indienne.
À l’inverse de la musique tonale et polyphonique, la musique de l’Inde repose sur un principe d’expression modale. Cette conception, qui fut aussi la nôtre jusqu’à la Renaissance, requiert l’existence d’une note de référence invariable à partir de laquelle se situent les intervalles musicaux.
C’est ce rôle indispensable que remplit le tanpura, un luth au long manche dépourvu de frettes, dont les cordes sont jouées « à vide » tout au long de l’interprétation d’un raga.
Cette fonction de bourdon existe en Inde bien avant l’apparition du tanpura. Elle est alors tenue par les instruments mélodiques ou par des vinas monocordes. Ce n’est que lorsque le tanbur persan devient un instrument familier en Inde qu’il sera aussi utilisé comme bourdon.
Il se développe vite en un instrument d’accompagnement à part entière, le tambura. La caisse en bois disparaît au profit d’un résonateur en calebasse et le manche s’élargit.
L’innovation majeure consiste à remplacer le chevalet droit classique par un chevalet plat inspiré de celui de la vina.
À la fin du XVIIIe siècle, le tambura indo-persan devient le tanpura indien, doté d’une puissante sonorité dont les résonances harmoniques conviennent parfaitement pour soutenir le chant khayal, alors en plein essor.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la musique de cour est un art sophistiqué encouragé par une élite cultivée. Malgré de graves désordres politiques, la capitale maintient sa réputation de pôle artistique où s’épanouit une culture indo-musulmane raffinée, dans un univers pittoresque peuplé d’artistes en tout genre.
Cet environnement propice à l’innovation voit naître un instrument appelé setar ou sitar, en raison de sa filiation avec le setar persan (se : trois, tar : cordes). S’imposant rapidement en milieu urbain pour le plaisir de riches citadins, il est joué par des musiciens entourés de danseuses Il accompagne aussi les troupes de saltimbanques conviées à se produire dans les cours princières.
Au début du XIXe siècle, le sitar est très en vogue dans le nord de l’Inde auprès des musiciens professionnels et amateurs. Au contact des maîtres de la bin et du rabab, les sitaristes adaptent certaines de leurs techniques de jeu et intègrent des éléments de l’héritage ancien pour développer différents styles et un répertoire original.
La taille et le nombre de cordes du sitar augmentent dans le courant du XIXe siècle, lui offrant de nouvelles possibilités d’expression qui lui donnent ses lettres de noblesse. Acclamé aujourd’hui sur les scènes internationales, le sitar incarne le passé fécond et la vitalité actuelle de la musique hindoustanie.
Le sarod, dernier-né du creuset où se fondent les traditions indiennes et persanes, a une origine indissociable de l’histoire du rabab afghan, introduit en Inde lors de la migration des mercenaires pathans, venus d’Afghanistan et du Pakistan.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ceux-ci s’établissent dans les plaines de l’Inde du Nord, consolidant leur autorité sur de vastes étendues proches de Dehli. Les musiciens qui les accompagnent, à l’occasion éleveurs de chevaux, s’adaptent alors à la culture musicale indienne.
Avec leur caisse allongée et profonde, partiellement recouverte de peau et divisée par une étroite échancrure, les premiers sarod sont très proches des rababs afghans. En 1856, le nabab de l’État d’Avadh, dont la capitale Lucknow est un centre de musique et de danse réputé, est contraint à l’exil par les Britanniques.
Parmi les musiciens qui le suivent à Calcutta, certains joueurs de sarod, descendants de lignées afghanes, ont également reçu l’enseignement des derniers maîtres du rabab indien. Dans cette cité prospère où l’élite propose une nouvelle forme de mécénat aux musiciens, le sarod acquiert ses caractéristiques définitives à la fin du XIXe siècle. Une fine plaque de métal est fixée sur la touche et des cordes métalliques remplacent le boyau.
Ces innovations enrichissent le timbre de l’instrument et en augmentent sensiblement les résonances.En un siècle, le sarod gagne les faveurs du public et se hausse au plus haut niveau de la musique instrumentale.