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Mana André Jolivet
Carte d’identité de l’œuvre : Mana de André Jolivet |
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Genre | musique pour instrument seul |
Composition | entre le 5 et le 28 janvier 1935, à Paris |
Dédicataire | Louise Varèse (épouse d’Edgard Varèse) |
Création | le 12 décembre 1935 à la Schola Cantorum, à l’occasion du premier concert de La Spirale, par Nadine Desouches au piano |
Forme | suite de six pièces : 1. Beaujolais 2. L’Oiseau 3. La Princesse de Bali 4. La Chèvre 5. La Vache 6. Pégase |
Instrumentation | piano seul |
Contexte de composition : le primitivisme des années 1930
À Paris, dans les années 1930, l’ethnologie est une discipline en plein essor : tandis que les philosophes et sociologues de l’époque nourrissent la réflexion autour des sociétés dites « primitives », L’Exposition coloniale inaugurée le 6 mai 1931 permet au grand public de se confronter aux cultures extra-européennes. Les critiquesOn peut lire, dans La Revue musicale de novembre 1931, une critique lapidaire de Gabriel Audisio : Tout aura été ainsi, un perpétuel passage de l’authentique au faux, du camouflage, du contre-plaqué. On n’aura jamais su quand on était devant du vrai ou du chiqué. Staff et diorama, bazar et camelote, offusquant de rares trésors, de sûres beautés.
ne manqueront pas de remettre en cause l’authenticité très relative des pratiques présentées, transformées pour l’occasion en spectacles de propagande visant à promouvoir la politique coloniale de la France. Néanmoins, l’Exposition attire les foules dont Jolivet, qui s’y rend le 25 juin et y découvre notamment les musique de Bali au pavillon hollandais.
Le compositeur est depuis longtemps attiré par ces sociétés « primitives ». Enfant, les visites chez son cousin Louis Tauxier, administrateur des colonies en Afrique, lui permettent de se familiariser avec les masques, armes, instruments de musiqueAu milieu de cet entassement d’armes, de fétiches, de statuettes, de défenses d’éléphant ou de rhinocéros, les objets qui, sans doute, ont eu une influence capitale sur mon propre destin, ce sont les instruments de musique. [...] Leurs formes et leur matière à elles seules dégagaient un charme qui ne laissait pas d’exciter mon imagination sonore.
(André Jolivet, texte de présentation d’une anthologie discographique des Griots de Centre-Afrique) et autres objets rapportés d’Afrique ornant la villa. Sans compter que le cousin Louis n’est jamais avare d’une ou deux légendes à raconter, propres à éveiller la curiosité du jeune André.
Plus tard, en 1933, Jolivet entreprend un long voyage en Algérie, pays d’origine de sa future épouse Hilda Guigue. Là, il est fasciné par les improvisations à la flûte d’un berger berbère, qui ne seront pas sans influencer la composition de ses Cinq Incantations pour flûte en 1936. De plus, alors qu’Hilda suit une licence de sociologie consacrée aux sociétés « primitives » à la Sorbonne, Jolivet se joint à elle pour certains cours et dans la lecture des ouvrages de référenceMentalité primitive de Lévy-Bruhl, Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim. Il se familiarise également avec la pensée d’autres auteurs abordant la relation entre musique et magie : La Magie sonoreDans cet ouvrage, Hélène de Callias traite du symbolisme des nombres, de la répétition et des appropriations cosmiques dans le cadre de la magie musicale. d’Hélène de Callias, La Musique et la magieJules Combarieu affirme que toutes les musiques trouvent leur origine dans les incantations magiques, dans lesquelles on observe déjà les éléments fondamentaux : le rythme, la répétition et la mélodie. Tout comme Hélène de Callias, il aborde le symbolisme des nombres. de Jules Combarieu.
Parallèlement à ces différents courants de pensée, Jolivet développe sa propre conception du primitivisme en musique. Estimant que les sociétés « primitives » ont conservé un état authentique, vierge de toute influence de la société occidentale, il aspire à retourner à cet état premier, cette « âme universelle », inconscient collectif enfoui en chacun de nous. Il souhaite redonner à la musique sa puissance magique : « médiateur » entre l’humain et le sacré, elle sait faire le lien entre l’homme et l’univers. La musique doit également retrouver sa fonction sociale dans sa dimension religieuse (au sens de religare signifiant « relier »), c’est-à-dire lier les hommes entre eux, en étant capable de toucher chaque être humain. Car qu’est-ce qu’un chef d’œuvre sinon une œuvre qui reçoit l’adhésion du plus grand nombre ?
(André Jolivet, note manuscrite). C’est à travers Mana, puis plus tard des œuvres comme les Cinq Incantations pour flûte (1936), ou encore les Cinq Danses rituelles pour piano (1939, par la suite transcrites pour orchestre), que Jolivet tente de retrouver les sources magiques de la musique et ses vertus incantatoires.
Les objets de Mana
Les six objets à l’origine de la suite pour piano Mana n’ont d’autre point commun que celui d’avoir été réunis par le compositeur Varèse, constituant ainsi un ensemble hétéroclite dans lequel figurines de paillesPégase et La Chèvre, respectivement en raphia et en paille (vraisemblablement d’origine suédoise), ainsi que la Princesse de Bali, statuette de copeaux de bois et de paille, pantin articuléBeaujolais, en bois recouvert de cuivre et œuvres d’artL’Oiseau et la Vache, deux sculptures d’Alexander Calder se côtoient. Initialement disposés dans son atelier de la rue Belloni, ces objets sont donnés par Varèse à Jolivet avant son départ pour les États-Unis. Sans aucune unité artistique, c’est donc dans la symboliqueIl importe peu, pour le musicien, que ces objets soient, pour deux d’entre eux, l’œuvre d’un sculpteur de génie comme Alexander Calder, et donc d’une valeur, et d’une valeur marchande, indéniable, ou qu’ils soient, en quelque sorte, des « objets trouvés », triviaux, mais non moins signifiants en dépit de leur anonymité, et de leur « valeur » moindre. [...] Objets destinés à signifier l’héritage de maître à disciple à travers l’âme dont ils sont désormais dotés, ils sont une présence virtuelle hors d’atteinte de la distance et de la séparation.
(propos tenus par Pierre Boulez) que réside la cohérence de cet ensemble, reflet de l’amitié et du respect qui lient le maître et l’élève. Rassemblés ensuite dans le bureau de Jolivet, le compositeur voit dans ces objets des « fétiches familiers », dont il dira qu’il faut les avoir vus pour goûter leur charme et mesurer leur personnalité
. Source d’inspiration, ils vont insuffler à Jolivet l’énergie créatrice pour composer la suite de six pièces pour piano, Mana. Le titre est emprunté à la civilisation mélanésienne et défini par l’anthropologue Codrington : C’est une force, une influence d’ordre immatériel et, en un certain sens, surnaturel.
Durkheim va plus loin en affirmant que le totem est le moyen par lequel l’individu est mis en rapport avec cette source d’énergie
. Ces définitions font directement écho au sous-titre de la pièce de Jolivet, cette force qui nous prolonge dans nos fétiches familiers
.
Ces pièces sont d’autant plus importantes pour le compositeur que c’est à travers elles qu’il s’émancipe de l’enseignement de ses maîtres : C’est en effet par elles que j’ai tenté pour la première fois de réaliser ma conception de la musique.
(André Jolivet, présentation de Mana). Même si le regard bienveillant de Varèse n’est jamais loin. Le maître s’autorise quelques conseils et remarquesVarèse fait notamment part de ses inquiétudes concernant la pièce La Princesse de Bali : C’est la pièce qui ici porte le moins. [...] Les gamelans de Bali sont familiers - et cela permet certaines associations - au détriment de votre pièce - qui est limitée au piano.
(lettre du 10 mars 1936) quant à la composition de son élève, puis le félicite chaleureusement dans une lettre suivant sa création new-yorkaise : Bravo pour Mana. Vous en parlerai à loisir car les ai étudiées et fait répéter et j’ai pas mal de choses à vous dire à leur sujet.
(Varèse, lettre du 18 février 1936).
Le langage musical de Jolivet
Habituellement peu enclin à fournir une analyse détaillée de ses œuvres, Jolivet fait une exception avec Mana, apportant des éléments de compréhension sous forme d’annotations directement inscrites sur une partition éditée. De ces six pièces pour piano se dégagent quelques caractéristiques générales du langage que Jolivet utilise dans cette œuvre :
- synthèse originale entre le sérialisme et la modalité : il abandonne certains principes de la sérieLa série utilise les douze sons de la gamme chromatique selon un ordre préalablement déterminé. stricte (comme la non-répétition d’une hauteur) au profit de l’utilisation de notes pivots et d’échelles défectivesUne échelle défective est constituée de moins de sons que les sept formant la gamme habituellement utilisée dans la musique occidentale. L’échelle pentatonique par exemple, constituée de cinq sons, est souvent utilisée par des compositeurs comme Debussy ou Ravel. ;
- primauté de l’aspect mélodique ;
- opposition des registres extrêmes, sans cesse utilisés en alternance ;
- recherche autour du timbre du piano, tantôt utilisé pour son aspect percussif, tantôt pour ses sonorités résonantes ;
- grande attention portée aux silences.
Mais surtout, Jolivet se distingue ici par la modernité rythmique de son langage. En témoigne la première pièce, Beaujolais, dans laquelle la conception du rythme est abordée de manière très souple. C’est Varèse – amateur de bon vin – qui a ainsi baptisé le pantin de bois, sans doute inspiré par son aspect vacillant évoquant une personne titubante sous l’effet de l’ivresse. Dans cette pièce, l’absence de pulsation audible ainsi que le léger balancement imprimé au piano traduisent parfaitement cette allure vacillante. Jolivet varie sans cesse les mètres et les vitesses, rendant la mise en place rythmique de la pièce extrêmement difficile à réaliser pour l’interprète. Dans les deux pièces suivantes, Jolivet joue avec une écriture sur plusieurs registres, allant du grave à l’aigu : dans L’Oiseau, elle figure le déploiement de l’animal, tandis que La Princesse de Bali évoque les différents instrumentsLes longs tambours kendang sont joués dans l’extrême grave, les gongs posés bonang dans le registre grave, et la flûte dans le registre aigu. du gamelan balinais. Vient ensuite La Chèvre et son thème obstiné, contrastant avec la mélodie poétique de La Vache. Enfin, le compositeur Olivier Messiaen voit dans Pégase deux thèmes qui s’opposent : un premier thème rythmique figurant le piaffement du cheval, et un second plus mélodique semblant traduire son envol impossible avant sa chute finale.
Une réception mitigée
Mana est créée lors du premier concert parisien de La Spiralesociété de concerts créée en 1935, le 12 décembre 1935, par Nadine Desouches au piano. Les critiques sont pour le moins mitigées, déroutées par les audaces aussi bien harmoniques que mélodiques et rythmiques de l’œuvre. Si le compositeur Florent Schmitt se montre presque enthousiaste en qualifiant Mana de piquante suite de piano
, la critique de Charles Cuvilliers dans Le Petit Parisien est loin d’être aussi amicale à propos de la prestation du pianiste Ricardo Viñes du 4 mai 1937 : Malgré tout son talent, il ne put dégeler l’auditoire en exécutant six pièces brèves de M. Jolivet, sans rythme, sans idées, et qui ne brillent que par un amour constant de dissonances monotones.
Les commentaires suivant l’interprétation d’Olivier Messiaen en janvier 1938 restent également très réservés : L’auditoire semble un peu surpris par la suite de Jolivet. […] Autant de raisons de lui faire crédit jusqu’à une deuxième audition dont nous avouons avoir besoin avant d’émettre le moindre jugement.
(Pierre Auclert, Le Petit Dauphinois, 20 janvier 1938)
L’œuvre est ensuite reprise à l’étranger. C’est Varèse qui la fait jouer à New York le 17 février 1936, où elle semble obtenir un meilleur accueilVos pièces ont été chaleureusement reçues.
(Varèse, lettre du 18 février 1936) qu’à Paris. Mana sera également donnée à Vienne (18 février 1937), Budapest (début 1937), et Prague (juin 1937).
Auteure : Floriane Goubault