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Roméo et JulietteSergueï Prokofiev
Carte d’identité de l’œuvre : Roméo et Juliette op. 64 de Sergueï Prokofiev |
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Genre | ballet |
Argument | d’après l’œuvre éponyme de William Shakespeare |
Composition | en 1935-1936, en URSS |
Création | le 30 décembre 1938 au Théâtre Mahen à Brno en République tchèque |
Forme | ballet en quatre actes et dix tableaux |
Instrumentation | Bois : 2 flûtes, flûte piccolo, 2 hautbois (dont cor anglais), 2 clarinettes (dont clarinette sopranino), clarinette basse, saxophone ténor, 2 bassons, contrebasson Cuivres : 6 cors, 3 trompettes, cornet à pistons, 3 trombones, 1 tuba Percussions : timbales, triangle, tambour de bois, maracas, tambourin, caisse claire, cymbales, grosse caisse, cloche, carillon, xylophone, célesta Claviers : 1 piano, 1 orgue Cordes pincées : 2 mandolines, 2 harpes Cordes frottées : violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Suites pour orchestre | |
Transcription | Sergueï Prokofiev |
Composition | en 1936 pour la Suite n° 1 op. 64bis et la Suite n° 2 op. 64ter en 1946 pour la Suite n° 3 op. 101 |
Instrumentation | orchestre symphonique |
Dix pièces op. 75 | |
Transcription | Sergueï Prokofiev |
Composition | 1937 |
Instrumentation | piano |
Contexte de composition et de création
En 1934, le prestigieux Théâtre Kirov de Leningrad commande à Sergueï Prokofiev un ballet d’après une œuvre de William Shakespeare. Fasciné depuis longtemps par l’histoire de Roméo et Juliette, Prokofiev propose ce sujet au théâtre mais l’institution n’est pas convaincue par ce choix. C’est finalement avec un autre grand théâtre russe, le Bolchoï de Moscou, que Prokofiev signe le contrat.
Prokofiev est rompu à l’exercice du ballet. À Paris, où il réside alors, il a eu l’occasion d’en composer plusieurs, notamment pour l’Opéra de Paris, Serge Lifar et l’éminent Sergueï Diaghilev, le directeur des Ballets russes qui scandalisèrent le Tout-Paris en 1913 avec la création du Sacre du Printemps d’un autre exilé russe, un certain Igor Stravinski. Les créations de Prokofiev – Chout (1915), Trapèze (1924), Le Pas d’acier (1925-1926), Le Fils prodigue (1928-1929), Sur le Borysthène (1930-1931) – n’ont pas connu la même postérité mais témoignent elles aussi d’un langage musical personnel et moderne, avec des harmonies parfois très dissonantes.
Pour honorer son nouveau contrat avec le Théâtre du Bolchoï, Prokofiev doit s’adapter à la tradition russe. Roméo et Juliette doit être beaucoup plus long que les ballets parisiens précédemment écrits – il dure environ deux heures et demie – et d’une facture plus classique. Ce nouveau défi ne semble pas déranger le compositeur, qui écrit la partition du ballet dans sa quasi-intégralité en deux mois seulement, pendant l’été 1935 à Polenovo, la résidence d’été des membres du Bolchoï, située non loin de Moscou.
Dans ce cadre bucolique où sa famille l’a rejoint pour passer des vacances, Prokofiev hésite pourtant. Avec les metteurs en scène Sergueï Radlov et Adrian Piotrovski, il imagine une fin heureuse à Roméo et Juliette, un final où, contrairement à l’œuvre originale de Shakespeare, les amants de Vérone ne mourraient pas et danseraient aux derniers instants du ballet. Cette hypothèse est finalement écartée par Prokofiev qui n’arrive pas à imaginer une issue aussi lumineuse et optimiste à ce drame. L’élaboration de Roméo et Juliette tourne finalement au désastre lorsqu’en 1936, le chorégraphe Leonid Mikhaïlovitch Lavrovski et les danseurs font volte-face et refusent de créer l’œuvre. Pour eux, ce ballet est indansable. Ils ne comprennent pas certains changements de tempos, ni les rythmes heurtés et l’orchestration complexe de Prokofiev. Le compositeur refuse de changer la moindre note à sa partition et le Bolchoï déchire finalement le contrat passé avec lui.
Persuadé que son œuvre mérite pourtant d’exister, Prokofiev transcrit sa partition pour piano et réalise trois suites pour orchestre (les Suites n° 1 et n° 2 en 1936, la Suite n° 3 en 1946). Le ballet, quant à lui, est finalement créé en 1938, loin de Moscou, à Brno en Tchécoslovaquie. Il faudra attendre le 11 janvier 1940 pour que Roméo et Juliette soit donné au Théâtre Kirov et l’année 1946 pour que l’œuvre soit créée en grande pompe au Théâtre du Bolchoï avec la danseuse Galina Ulanova dans le rôle de Juliette. Un triomphe tardif, depuis jamais démenti.
Langage musical
Roméo et Juliette peut être considéré comme un tournant stylistique dans l’œuvre de Sergueï Prokofiev. Avec ce ballet mais aussi la musique de scène de Lieutenant Kijé (1933), le compositeur continue à développer un langage original tout en étant plus soucieux de la réception de son public. Il cherche à concilier deux versants de la création que l’on pourrait considérer comme paradoxaux : une musique inouïe mais immédiatement reconnaissable par son public, comme il l’explique dans un entretien contemporainpropos cités dans « I shall be classical in the next generation », Europe, n° 4, vol. 2, avril 1936 à la composition de Roméo et Juliette : Je crois que l’espoir de la musique contemporaine repose sur une nouvelle simplicité. Après les raffinements de Bach il y eut la simplicité de Schubert, et Carmen a suivi les opéras compliqués de Wagner. En ce qui me concerne, après les Deuxième et Troisième Symphonies, j’ai cherché à composer des choses plus accessibles, j’ai essayé de me montrer simple dans trois sonatines, et personne ne paraît avoir compris. Il y a dix ans, la recherche de la nouveauté en musique a mené à des complications telles qu’il est bien naturel que certains compositeurs s’essayent à pratiquer un langage plus compréhensible et plus clair, mais il n’aura évidemment de sens que s’il est entièrement nouveau.
La musique de Roméo et Juliette peut être considérée comme le manifeste de ce projet en proposant un dialogue très personnel entre tradition et innovation musicale et surtout une musique au service du drame de Shakespeare.
Une histoire sans paroles
Tout au long du ballet, Prokofiev montre son don pour raconter une histoire en musique. L’introduction du troisième acte, prélude au dénouement du drame, en est un exemple frappant : comme dans une ouverture d’opéra, le compositeur nous fait comprendre grâce à un puissant et dissonant accord inaugural que l’histoire de Roméo et Juliette finira mal…
Focus sur la Danse des chevaliers (acte I)
Dans la Suite n° 2 pour orchestre, cette introduction dissonante est immédiatement suivie du célèbre thème des Montaigus et Capulets. Situé à l’acte I du ballet où il est appelé Danse des chevaliers, cet épisode musical a été popularisé par de nombreux films ainsi qu’une publicité pour un parfum français dans les années 1990. Là encore, Prokofiev nous fait ressentir le contexte chaotique de Vérone où a lieu l’histoire de Roméo et Juliette. La succession d’accords mineurs assombrit l’atmosphère, le rythme basse-accord joué par les cuivres et les percussions rappelle une fanfare militaire implacable, tandis que le rythme pointé des cordes, heurté et bondissant, nous fait ressentir l’orgueil et la rivalité des Montaigus et des Capulets. Ils ne reculeront devant rien pour asseoir leur domination sociale et détruire la famille adverse.
S’ensuit un épisode en total contrasteDans le ballet, le numéro Danse des chevaliers connaît deux épisodes contrastants : un premier, non repris dans la suite pour orchestre, et un second, que l’on retrouve effectivement dans la suite mais qui est davantage développé dans le ballet., d’une pure tendresse que d’aucuns ont pu entendre comme le thème représentant l’amour entre Roméo Montaigu et Juliette Capulet malgré la haine réciproque de leurs familles respectives. L’aspect féérique de ce thème joué par les flûtes et les clarinettes est renforcé par l’usage d’un triangle et d’un tambourin au timbre scintillant, de cordes jouant pizzicato comme une mandoline italienne imaginaire et d’un célesta, l’instrument de la magie par excellence depuis que Tchaïkovski l’a utilisé pour incarner la Fée dragée dans son ballet Casse-Noisette (1892).
Certains passages de Roméo et Juliette témoignent également du goût de Prokofiev pour les sonorités dissonantes et les rythmes répétitifs. C’est le cas de la scène intitulée Mort de Tybalt (ainsi nommée dans la Suite n° 1 ; dans le ballet, cet épisode de l’acte II s’intitule Roméo décide de venger Mercutio) qui fait entendre un accord lapidaire répété quinze fois et entrecoupé de silence.
Focus sur Masques (acte I)
L’amour de Prokofiev pour les pulsations marquées, les formules dissonantes et obstinées s’entend également dans la scène Masques (dans l’acte I du ballet et dans la Suite n° 1 pour orchestre).
Après une introduction assurée par les percussions (triangle, tambourin, caisse claire et cymbales), une mélodie consonante s’épanouit dans un contexte dissonant provoqué par l’accentuation – indiquée par « > » – de frottements de secondes mineures.
Puis, le piano et la harpe, suivis des bois et des cuivres, font leur entrée. Les dissonances perdurent sur un rythme immuable de croches.
La partie centrale de Masques ne gomme pas les aspérités entendues précédemment. Au contraire, les dissonances ont « contaminé » un nouveau thème entonné par le cornet à pistons, relayé par la clarinette puis le hautbois. Comment interpréter ces dissonances si entêtées et qui ne se résolvent jamais ? Les notes étrangères au reste de l’harmonie et martelées trois fois par le cornet à pistons évoquent peut-être le masque que porte Roméo lors du bal des Capulets afin de ne pas être reconnu par ses pires ennemis.
Peut-être faut-il aussi entendre dans cette musique la marque d’un nouveau style, celui si reconnaissable de Prokofiev, à la lisière de la tradition et de la modernité.
Auteur : Max Dozolme