Auteur : Jean-Marie Lamour
Samuel Barber (1910-1981)
Un contexte favorable
La précocité de Samuel Barber est édifiante : il commence le piano très jeune et compose dès l’âge de sept ans, s’estimant en mesure d’écrire un opérasur un livret du jardinier irlandais de la famille à dix ans ! Né d’une mère pianiste, bercé de la voix de contralto de sa sœur (qui deviendra une célèbre cantatrice), tout semble réuni pour un parcours brillant. Son admission à l’Institut Curtis de PhiladelphieInstitut tout juste fondé par Mary Curtis Bok (qui l’aidera longtemps), qui forme les jeunes gens les plus doués au métier de musicien. Il y retournera plus tard par intermittence pour enseigner la composition, mais sans réelle attirance pour la pédagogie. à quatorze ans lui permet de se familiariser avec la direction d’orchestreAvec Fritz Reiner dans un premier temps, puis avec George Szell : deux des plus grands noms dans ce domaine. Barber abandonne plus tard cette voie prometteuse. et de se perfectionner en composition et en piano. Il pense un temps se consacrer au chant, possédant une belle voix de barytonvoix intermédiaire de l’homme, placée entre la basse et le ténor et fait quelques apparitions sur scène, mais les conditions ne sont pas réunies pour continuer dans cette voie.
Une notoriété jamais démentie
Le talent exceptionnel de Barber est découvert très tôt : il obtient à 25 ans le prix de RomeLe prix de Rome américain – équivalent du prix de Rome français - distingue les meilleurs artistes émergeants et les meilleurs étudiants chaque année, dans des domaines en rapport avec la création artistique. Les lauréats passent quelques mois à Rome (dans une somptueuse demeure située sur la plus haute colline de Rome, le mont Janicule) afin de s’immerger dans sa culture, et plus largement dans la culture européenne.. Il profite de son séjour romain de deux années pour voyager en Europe et fait la connaissance de l’illustre chef d’orchestre Toscanini, qui accepte de donner la première mondiale de son Adagio pour cordes, Barber a alors 28 ansLa célébrité de cette œuvre fait beaucoup pour sa reconnaissance internationale, mais masque le reste de son œuvre.. Dès lors, la renommée vient vite et de grands interprètes lui demandent de composer pour eux. Il est joué au festival de Salzburgla ville où est né Mozart et où a lieu chaque année un prestigieux festival de musique durant cinq semaines, fait remarquable car c’est alors la première œuvre symphonique américaine qui y soit jouée. Son incorporation (de 1942 à 1945) dans l’armée de l’air durant la Seconde Guerre mondiale n’a pas de répercussion désastreuse puisque le seul acte de bravoure qui lui soit demandé est de composer une symphonie !
Fait exceptionnel encore, Barber reçoit à 48 et à 52 ans deux prix PulitzerC’est la distinction américaine la plus prestigieuse en journalisme, littérature et musique. Parmi les plus célèbres à l’avoir obtenu : Steinbeck, Hemingway, Faulkner en littérature, Ornette Coleman, Charles Ives en musique. pour son opéra Vanessa et son Concerto pour piano. Devenu une personnalité incontournable de l’Amérique de l’après-guerre, il reçoit décoration sur décoration de la part de l’arméeen 1958 pour services exceptionnels rendus, de l’Académie des arts et lettresoù il est nommé en 1958 et dont il reçoit une médaille d’or et de bien d’autres institutions. Sa renommée internationale est telle qu’il est invité à se joindre à un colloque de compositeurs soviétiquesIl a 52 ans, et on est alors en pleine guerre froide entre l’URSS et les États-Unis : on imagine l’importance de Barber dans le monde de la musique pour être convié à une telle assemblée, d’autant qu’il est le premier américain à y prendre place. à Moscou en 1962.
New York s’équipe dans les années 1960 d’un immense centre culturelle Lincoln Center, où travaillent aujourd’hui 8 000 personnes couvrant six hectares et comportant une vingtaine de salles, dont le plus grand opéra du mondele Metropolitan Opera (MET), qui comporte 3 800 places (à titre indicatif, l’opéra Bastille en comporte 2 700), des théâtres, une salle de concerts symphoniques. L’inauguration de ce centre ne peut évidemment se faire sans Barber, qui compose pour l’occasion des œuvres très remarquées, dont son Concerto pour piano récompensé du prix Pulitzer.
L’Orchestre philharmonique de New York lui commande à la fin de sa vie un concerto pour hautbois mais il ne peut l’achever en raison de plusieurs maladies (un cancer, une dépression, l’alcoolisme) qui précipitent son décès.
Un compositeur en dehors de son époque ?
Le XXe siècle a connu une évolution en musique sans précédent, aboutissant souvent à des œuvres très déstabilisantes pour le public. Il existe un univers entre les dernières valses de Johann Strauss (fin XIXe siècle) et les premières œuvres de Boulez (après 1950) : d’un côté des morceaux divertissants destinés à plaire aux sens, de l’autre des œuvres complexes résultant d’une profonde réflexion (sur ce que doit être l’œuvre d’art en général), agressant volontiers les sens et demandant à l’auditeur un effort soutenu.
Samuel Barber a choisi son camp : il est amoureux de la mélodie et des combinaisons sonores abandonnées par la plupart des compositeurs au XXe siècle. Cela peut s’expliquer d’une part par un goût prononcé pour le chantRappelons qu'il voulait dans un premier temps faire une carrière de chanteur baryton., d’autre part par ses voyages en Europe, notamment à Romeoù il s’immerge dans les musiques des siècles passés, notamment du XIXe siècle et à VienneIl y étudie le chant à l’âge de 24 ans., et enfin par l’influence qu’ont sur lui son professeur de composition de l’Institut Curtis et son onclecompositeur lui aussi, pour qui les maîtres européens du XIXe siècle sont des modèles. Ses plus belles œuvres (et les plus applaudies du public) comportent donc de belles lignes mélodiques, parmi lesquelles ses deux opérasUn critique dit à propos du premier, Vanessa : c’est de loin l’opéra américain le plus abouti, et sans aucun doute l’un des plus remarquables depuis les meilleurs écrits par Richard Strauss
., plusieurs de ses mélodies, son Concerto pour violon et son fameux Adagio pour cordes. Barber, s’inspirant beaucoup des compositeurs du XIXe siècle dits « romantiques » (Brahms, Johann Strauss…), pourrait donc être qualifié de post-romantiqueLa situation de Barber n’est pas isolée. Le compositeur Sibelius par exemple (1865-1957) compose des symphonies parmi les plus extraordinaires depuis Beethoven, mais avec un langage très accessible. Ajoutons que Barber a malgré tout parfois écrit de façon plus moderne, utilisant certains éléments du langage de Stravinski ou des compositeurs viennois Schönberg, Berg, Webern.. Cette position n’est pas toujours confortable et attire les critiques, car il est parfois mal vu dans le monde de la création (au XXe siècle comme avant) de ne pas être à la pointe des dernières inventions. En écoutant l’Adagio, l’un de ces critiques déclare que le langage de Barber est totalement anachronique de la part d’un jeune homme de vingt-huit ans vivant en l’an 1938 après J. C.
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L’essentiel
- Barber récolte une moisson de récompenses exceptionnelles ; il devient célèbre jeune, et est joué de son vivant par les plus grands solistes. Son célèbre Adagio pour cordes, très représentatif de son style d’écriture (comportant de belles lignes mélodiques), masque malheureusement le reste de son œuvre, d’une grande qualité.
- Son style est surprenant pour le XXe siècle, car très mélodique, et d’une grande séduction sur le plan harmoniquele type d’accords utilisés et leurs enchaînements. Certains critiques ont donc la dent dure avec lui car ils le jugent dépassé : jugement très injuste car les œuvres de Barber sont très inspirées. Qu’importe, l’une de ses œuvres au moins (l’Adagio) est universellement connue, ce qui est exceptionnelcomme le Boléro de Ravel, quelques mélodies de Satie… pour un compositeur du XXe siècle ; cette œuvre est même devenue, depuis le décès du président Roosevelt, l’hymne funèbre officiel aux États-Unis.