Franz Schubert (1797-1828)
Instituteur ou compositeur ?
Franz grandit dans le faubourg de Vienne. Sur quatorze enfants (dont seulement cinq survivent), il est le douzième petit Schubert à naître dans la maison Au crabe rouge.
La légende raconte qu’il entend son premier concert à l’âge de 76 jours, alors que la musique militaire des troupes autrichiennes passe sous sa fenêtre. Il est en tout cas entre de bonnes mains durant ses premières années puisque son père lui apprend le violon et son frère Ignaz le piano-fortel’instrument qui succède au clavecin et précède le piano moderne.
Les dons de Franz sont si évidents qu’il est envoyé à Michael Holzer, organiste réputé de l’église de Lichtental, afin d’apprendre quelques bases en composition, en orgue et en chant. Réalisant au bout de deux ans qu’il n’a plus rien à lui apporter, Holzer en informe ses parents, qui viennent justement d’apprendre que deux places de choristes sont vacantes au StadtkonviktCollège tenu par une congrégation religieuse vouée à l’enseignement. Les élèves apprennent les matières générales, le piano et le violon, et l’orchestre du Stadtkonvikt joue tous les soirs. de Vienne. Franz a onze ans, il passe l’examen d’entréeIl est reçu 1er, devant un jury présidé par le célèbre compositeur Salieri, directeur de la musique à la cour de Vienne. avec brio et s’apprête à changer de vie en intégrant cette impressionnante mais austère école. Au fil des mois, ses maîtres peuvent admirer ses aptitudes en musique, et Franz, s’il se plaît, pourra rester jusqu’à l’âge de dix-neuf ans.
Les événements en décident autrement : son père s’inquiète en apprenant l’évolution de ses résultats, en baisse sensible. Franz passe en réalité tout son temps à composerIl écrit pour le piano à quatre mains dès treize ans, sa première symphonie à seize ans, sa première messe et son premier opéra à dix-sept ans. en cachette, ne pensant nullement à l’avenir que sa famille voit tout tracé pour lui : devenir instituteur. Les relations se tendent, et Franz doit se rendre à la raison : il quitte à seize ans le Stadtkonvikt pour suivre la volonté de son père et faire un stage d’instituteur auxiliaire. Il obtient à dix-sept ans le certificat de maître-assistant et seconde son père qui, satisfait, lui achète un piano-forte et tolère qu’il continue, à temps perdu, à écrire de la musique.
Mais voilà, le « petit champignon« Schwammerl » : surnom donné par ses amis en raison de sa taille de 1,57 m. Il est d’ailleurs réformé du service militaire. » n’a aucune autorité sur les élèves, il ne les écoute pas, pense à autre chose, perd patience, s’énerve, frappe les plus agités ou les moins doués… C’en est trop : il quitte au bout d’un an ce métier impossible et son père pour être libre et vivre de ses compositionsIl est le premier musicien à n’avoir que le statut de compositeur, sans être concertiste virtuose..
Vivre à Vienne
La décision peut paraître osée pour l’époque car personne n’avait encore eu l’idée délibérée de vivre seulement de ses compositions ! Franz est optimiste : il s’est fait de nombreux amis au Stadtkonvikt, et compte se faire héberger par ceux qui l’acceptent au gré des saisons. Le système fonctionne d’ailleurs durant toute sa - courte - vie, à de rares exceptions près. Cela tombe bien car il ne peut se passer de compagnie : il choisit ses amis parmi les meilleurs poètes de l’époque et les meilleurs peintres, dont il apprend beaucoup.
Un état de police
Les Viennois, notamment les plus jeunes et les plus libres d’esprit, ne parviennent pas à s’habituer au régime policier mis en place depuis peu. Ils organisent donc des réunions, soit au café, soit chez eux, afin de se divertir en rêvant d’une société moins contraignante.
Des cercles de lectureDes séances ont lieu tous les samedis chez l’acteur von Spaun : Schubert y découvre un grand nombre des poèmes qu’il met ensuite en musique dans ses lieder. naissent, ainsi que des réunions hebdomadaires d’un genre tout particulier, où musique et poésie sont à l’honneur : les « schubertiadesCes réunions ont souvent lieu dans un café appelé la « Couronne de Hongrie » ; Schubert y joue au piano. ». C’est dans ce cadre que sont jouées ses œuvres pour piano à deux ou quatre mains, ses trios, ses quatuors, son quintette La Truite, et que sont chantés ses liederCe sont des poèmes en allemand accompagnés au piano. Mozart en compose en petit nombre, Gluck aussi. Beethoven est le premier à en composer plusieurs, qu’il réunit dans le cycle An die Ferne Geliebte, mais c’est une faible contribution par rapport aux 600 composés par Schubert..
C’est la société viennoise dans son ensemble qui cherche à s’oublier dans la musique et la fête : un quart des Viennois dansent chaque soir, dans des salles comme le gigantesque Appolo de 4000 places. Franz est d’ailleurs assez connu comme compositeur de valses, de polkas, et autres dansesIl en écrit plus de 400 pour le piano, sans compter celles pour quatre mains, pour orchestre, pour violon… en tous genres : des œuvres sans grand intérêt musical, mais excellentes pour se divertir. À chaque public sa musique, même si cela est difficile à accepter : aux Viennois frivoles reviennent les danses faciles, tandis que seul le cercle d’intimes peut entendre le vrai Schubert, celui des lieder, de la musique de chambre et des longues pièces de piano.
Les lieder : le reflet de l’âme
Dès ses débutsIl compose à dix-sept ans le chef-d’œuvre Marguerite au rouet (Gretchen am Spinnrade), que l’on considère comme l’acte de naissance du lied romantique. dans le lied, Franz fait oublier tous les autres compositeurs tant il émerveille son public. Plutôt que de traduire mot à mot les poèmes qu’il choisit, il préfère en peindre l’atmosphère au piano et laisser la voix s’épancher de la façon la plus bouleversante, quitte à ne pas être fidèle au texte à la lettre. La rencontre avec le grand baryton Vogl, avec qui se noue une solide amitié, facilite son parcours : c’est lui qui présente en public la majorité de ses liederIl en a déjà composé 145 à l’âge de dix-huit ans seulement, et en écrit toute sa vie..
L’anti-héros
Franz découvre très tôt l’opéraIl accompagne son camarade poète, acteur et éditeur Joseph von Spaun lorsqu’il est jeune, la première fois pour aller voir La Famille suisse de Joseph Weigl. La découverte d’Iphigénie en Tauride de Gluck l’impressionne beaucoup aussi., n’hésitant pas à vendre quelques manuels d’école pour se payer une place pour FidelioC’est le seul opéra de Beethoven, le seul opéra allemand aussi que le public viennois daigne aller écouter. à dix-sept ans. Émerveillé, il se persuade que la composition d’un opéra est le seul moyen pour devenir célèbre, à la manière de Gluck ou de Weber, et s’emploie à en composer un. Près d’une vingtainedont La Harpe enchantée et Les Frères jumeaux à 23 ans, L’Antre du plaisir du diable à dix-sept ans, mais il n’est pas représenté, pas plus que Fierrabras à 26 ans d’essais se succèdent, souvent inachevés, rarement représentés, et jamais au goût de la critique et du public. Franz ignore jusqu’à la fin qu’il ne peut être compositeur d’opéra car tout s’y oppose. Le public viennois aime l’opéra de listenstyle italien car agréable et facileNous sommes en pleine vogue Rossini. Même Beethoven est dépassé et déclare : Oui, oui, Viennois, c’est comme ça ! Rossini et compagnie, voilà nos héros ! De moi vous ne voulez plus rien… Rossini, Rossini über alles.
, mais ne tolère aucun de ces opéras allemands sérieux qui tentent leur chance dans la capitale (excepté le Fidelio de Beethoven).
Certaines musiques de scène comme Rosamunde ont un peu de succès. Mais un compositeur qui se cache continuellement au milieu de ses amis, incapable d’apparaître seul sur scène, est-il taillé pour le théâtre lyrique ? Franz est d’un tempérament doux, timideIl préfère parfois que ses amis saluent à sa place lorsque ses œuvres sont jouées, sous prétexte qu’il n’est pas habillé comme il le faudrait, comme lors de la représentation des Frères jumeaux : c’est alors le baryton Vogl qui salue à sa place., passif, il est dénué d’ambition. Les compositeurs d’opéra et les héros auxquels ils donnent vie sont à l’opposé de son tempérament : volontaires, tenaces, orgueilleux, héroïques. Son physique de « cocher ivre », ou de « paysan autrichien » selon certains, constitue en outre un autre frein à son ambition. Durant toute sa courte vie, il passe à côté de tous les postesIl est candidat à 24 ans pour être compositeur de la cour, mais ne donne aucune suite. Il est candidat à 29 ans pour être second directeur musical à la chapelle de la cour royale et impériale, mais un autre candidat prend sa place. qui auraient pu améliorer son quotidien, se brouille avec ses éditeursIl est prêt à se séparer de ses œuvres pour un prix dérisoire, afin d’avoir de l’argent rapidement. Il les nomme « ces misérables épiciers ». ou des collèguesEn critiquant l’opéra Euryante de Weber, il se prive de ses conseils et de son soutien pour une carrière de compositeur d’opéras. en raison de sa maladresse. Il rêve constamment, attend que ses amis se cotisentLorsqu’il a 24 ans, la générosité de ses amis lui permet de faire éditer chez Diabelli sept cahiers de lieder, dont Le Roi des Aulnes et Marguerite au rouet. pour faire publier ses premières œuvres, et s’en tient à son rythme quotidien : composition le matin, café le midi, fête musicale entre amis le soir.
Cette passivité l’empêche d’aller au terme de ses études de piano et de devenir virtuoseSa seule œuvre vraiment virtuose est la Wanderer-Fantaisie, dont il dit : Au diable de jouer ce machin-là !.
lorsqu’il en a encore l’âge : il en vient à devoir simplifier ses propres œuvres pour pouvoir les jouer, alors que Vienne aime la virtuosité ! Il accepte d’être à plusieurs reprises le professeur à domicile des filles du comte Esterhazy en Hongrie, en fidèle serviteur, alors que le tempétueux Beethoven aurait claqué la porte dès sa première venue.
Un élan brisé à 26 ans
Il est heureux que Franz soit l’un des compositeurs les plus prolifiquesÀ l’âge auquel meurt Schubert, Beethoven compose ses premiers quatuors et sa Symphonie n° 1, alors que Schubert a écrit près de 1000 œuvres, dont 600 lieder. de l’histoire de la musique, car son destin, alors qu’il a 26 ans, devient soudainement très sombre : il apprend qu’il est atteint de la syphilis et que ses jours sont comptés. Les sombres accents de la Symphonie n° 8 « Inachevée » datent de cette époque, et donnent une idée de son état psychologiqueDans une lettre adressée à Leopold Kupelweiser l’année suivante, il écrit : En un mot je me sens comme la créature la plus malheureuse et la plus misérable du monde. Imaginez un homme dont la santé ne sera plus jamais normale, [...] imaginez un homme dont les espoirs les plus éclatants ont péri, dont la félicité de l’amour et de l’amitié n’ont à lui servir que de la douleur…
. Il est hospitalisé une partie de l’été, perd ses cheveux, et sombre progressivement durant cinq ans, avec quelques périodes de rémission.
Âgé de 30 ans et parvenu au terme de sa vie, Franz est toujours aussi fasciné par son aîné BeethovenIl est d’ailleurs inhumé à ses côtés au cimetière de Währing à Vienne. Il lui dédie à 21 ans ses Variations sur une chanson française.. Il était un an et demi auparavant parmi les 36 porte-torches qui suivaient avec recueillement son cercueil le 29 mars 1827, sans avoir jamais osé le rencontrer, alors qu’il habitait la même ville. Beethoven disparu, il ose enfin confier sa Symphonie n° 9 dite « Grande Symphonie »qui n’est créée qu’en 1839 par Mendelssohn à Leipzig, grâce aux efforts de Schumann à ses amis. Les œuvres de musique de chambre de cette fin de vie sont d’une profondeur confondante. Le langage neuf que l’on y décèle fait naître chez ses interprètes et dans le public une certaine incompréhension, voire de l’énervement.
Qu’importent ces états d’abattement dans lesquels il se trouve fréquemment. Franz continue de s’enflammer pour de nouveaux poèmes dans lesquels il se retrouve. Il met en musique le Voyage d’hiver sur des poèmes de Wilhelm Müllerdont il avait déjà utilisé les textes pour les lieder du cycle La Belle Meunière, dont les textes, illustrant la solitude, correspondent parfaitement au jeune compositeur. En effet, malgré son cercle d’amis, Franz est aussi seul que le personnage des lieder de Müller : sa vie s’achève bientôt, sans mariage, sans aucune réussite à l’opéra, il n’est pas reconnu du public pour ses vraies œuvres, il n’est que très peu édité, de plus en plus incompris…
La découverte de l’intégrale de l’œuvre de Haendel qui lui est prêtée peu avant sa mort l’encourage, dans un moment de ressaisissement, à prendre des cours de contrepointavec Simon Sechter, organiste de la Cour. Il confie : Maintenant, je vois ce qui me manque ; mais je veux ardemment travailler avec Sechter pour rattraper le temps perdu.
afin de mieux maîtriser encore la forme de ce qu’il veut exprimer. Il n’a le temps de prendre qu’un cours, sa faiblesse contraignant son frère à le recueillir chez lui afin de le soigner. Il disparaîtSelon certains témoignages, des musiciens viennent lui jouer sur son lit de mort le Quatuor n° 14 op. 131 de Beethoven. terrassé par le triple effet de la syphilis, d’un empoisonnement dû à un plat de poisson, et du typhus.
Le grand public n’a la révélation de son œuvre qu’à la fin du XIXe siècle.
L’essentiel
- Schubert devait être instituteur. Se révélant inapte à ce métier, il devient finalement le premier compositeur à choisir de vivre uniquement de ses compositions.
- Il vit toute sa vie à Vienne, sans jamais oser rencontrer Beethoven, qu’il admire profondément.
- Ses œuvres sont jouées lors de « schubertiades » : réunion de lecture et de musique entre amis.
- Il écrit environ 600 lieder, un genre auquel il donne ses lettres de noblesse.
- Malgré une vingtaine de tentatives, aucun de ses opéras ne passe à la postérité. Sa musique de scène la plus connue est Rosamunde.
- Il se coupe progressivement du public viennois (et parfois de ses proches), qui se trouve en décalage avec sa pensée musicale de plus en plus profonde.
- Dénué d’ambition, il est l’opposé de Beethoven.
- Il sait s’entourer d’amis toute sa vie, chez qui il vit.
- Il est atteint de la syphilis à 26 ans : il meurt cinq ans plus tard.
Auteur : Jean-Marie Lamour