György Ligeti (1923-2006)
Dans ma musique on ne trouve rien de « scientifique » ni de « mathématique », mais plutôt un mélange de construction et d’imagination poétique et émotionnelle.(György Ligeti)
Dans le sillage de Bartók
Né en 1923 à Târnăvenidans l’Empire austro-hongrois jusqu’en 1920, sous le nom de Diciosânmartin, et aujourd'hui en Roumanie en Transylvanie, Ligeti échappe de justesse à la déportation en 1944 et doit attendre la fin de la guerre pour poursuivre ses études musicales à l’Académie Franz-Lisztoù il enseignera par la suite de Budapest. Isolé dans la Hongrie d’après-guerre où il ne découvre que par bribesà la radio allemande souvent brouillée les avant-gardistes de l’Ouest, Ligeti s’inspire dans toutes ses premières œuvres (telles que son Quatuor à cordes n° 1) de la musique de Bartók et, suivant son exemple, parcourt ses terres natales en collectant chants populaires hongrois et roumains. On retrouve ces influences dans les mélodies pour voix et piano, les œuvres pour chœur mixte a cappella (Magány, 1946 ; Éjszaka, reggel, 1955 ; Haj, ifjúság !, 1952 ; Deux canons, 1947 et 1952) ou dans le Concert roumain (1951), mais également bien plus tard dans les Études pour piano (1988-1994). Toutefois, Ligeti a rapidement conscience qu’il doit, en-dehors des écoles, inventer sa propre voie comme en témoignent les célèbres Musica ricercata pour piano (1951-1953), où la première pièce n’utilise que deux notes, la suivante trois, etc. jusqu’à la dernière qui comporte les douze sons de la gamme chromatique (six de ces pièces seront arrangées pour quintette à vents dans les Six Bagatelles). Ces onze pièces utilisent de façon délibérée des éléments de la musique traditionnelle hongroise comme les rythmes dits bulgares (pièces n° 8 et n° 10). On y retrouve également le procédé d’ostinato (pièces n° 1 et n° 7) et la référence à l’orgue de barbarie (pièce n° 4, qui emploie par ailleurs la gamme acoustiqueton – ton – ton – 1/2 ton – ton – 1/2 ton – ton. Par exemple : do - ré - mi - fa# - sol - la - sib - do. de Bartók).
Découverte des avant-gardistes
À la suite des émeutes de 1956, Ligeti quitte la Hongrie pour l’Allemagne de l’Ouest et découvre un monde musical qu’il n’avait qu’effleuré jusqu’alors. Il s’initie à quelques techniques avant-gardistes puis rejoint Karlheinz Stockhausen au studio de musique électronique de la radio de Cologne où il compose trois œuvres : Glissandi (1957), Artikulation (1958) et Pièce électronique n° 3 (1958Cette œuvre étant restée inachevée, Ligeti la révise en 1996.). S’il travaille sur des aspectsrapports entre continuité-discontinuité, statisme-mouvement qu’il approfondira par la suite, Ligeti est globalement déçu par les limites de l’électronique. Il quitte Cologne et s’installe à VienneIl obtiendra la nationalité autrichienne en 1967., définitivement persuadé qu’il doit développer un style personnel.
Cette époque est aussi pour le compositeur celle de la découverte du sérialismemusique composée à partir de séries des paramètres musicaux : hauteurs du son, rythmes, intensités, timbres... et des Internationale Ferienkurse für Neue MusikCours d’été internationaux pour la nouvelle musique de Darmstadt, créés en 1946 pour échanger, créer, diffuser des musiques d’avant-garde (celles de Boulez, Nono, Maderna…), et où Ligeti donnera des cours de 1959 à 1972. Si la musique sérielle, héritée de la seconde école de VienneReprésentée par les compositeurs Schönberg, Berg et Webern, elle se distingue de la première école de Vienne, désignant les compositeurs Haydn, Mozart et Beethoven. en est le courant principal, certains compositeurs, dont Ligeti, n’hésitent pas à prendre quelques distances et assument leur singularité.
Une voie singulière
Un nouveau style se met en place dans la musique de Ligeti au cours des années 1960. C’est la période du travail sur les masses sonores des grands orchestres. Dans Atmosphères (1961), 89 parties réelles (dont 56 cordes) participent à un jeu d’illusion sonore entre immobilité et dynamisme. Cette œuvre pour orchestre fait office de manifeste pour Ligeti : Ma musique donne l’impression d’un courant continu qui n’a ni début ni fin. Sa caractéristique formelle est le statisme, mais derrière cette apparence, tout change constamment.
Clustersgrappe de sons créant une dissonance, micro-changements, micro-intervallesplus petits que le demi-ton, micro-polyphoniepolyphonie très dense transforment, sans césure, une matière sonore perpétuellement mouvante. Ce travail sur le timbre et le rapport au temps se retrouve dans la plupart de ses œuvres, complexes, détaillées et toujours très rigoureusement écrites : Requiem (1963-1965), Lux Æterna (1966) pour voix a cappella, Continuum (1968) pour clavecin. Les deux chefs-d’œuvre de la fin des années 1960, le Quatuor à cordes n° 2 (1968) et le Kammerkonzert (1970), marquent le point d’aboutissement des découvertes de Ligeti et forment en quelque sorte des œuvres de synthèse : musique mécanique, procédés polyrythmiques issus de la musique électronique, importance retrouvée de l’intervalle après les études de clusters du grand orchestre, précision de l’écriture, canon et ostinato comme principes d’écriture.
Les œuvres des années 1960 de Ligeti ont été en partie rendues célèbres par le réalisateur Stanley Kubrick qui les utilise dans plusieurs de ses films : des extraits de Lontano (1967), Aventures, Lux aeterna, du Requiem et d’Atmosphères sont présents dans 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968) ; Lontano est également utilisé dans Shining (1980) ; la seconde pièce de la Musica ricercata pour piano suit Tom Cruise dans Eyes Wide Shut (1999).
Au début des années 1970, les recherches de Ligeti se tournent vers l’autonomie mélodique de chaque instrument, élevé au rang de soliste (Melodien pour orchestre, 1971), et vers le timbre d’un orchestre où prévalent les micro-intervalles, comme dans le Double concerto pour flûte, hautbois et orchestre (1972) ou dans Ramifications (1968-1969) où l’orchestre est divisé en deux groupes dont l’un est accordé un quart de ton plus haut.
Les horizons musicaux de Ligeti
Chaque fois que j’achève une composition, je révise mes propres positions, j’évite les clichés stylistiques, et je n’admets aucune voie qui serait la « seule et la vraie ». Je me considère comme ouvert aux influences de toute sorte, car je suis extrêmement curieux. L’art a pour matériau l’ensemble des cultures et le monde entier.
(Ligeti)
Ligeti se nourrit peu à peu de ses découvertes musicales, même si celles-ci peuvent n’avoir qu’une influence indirecte ou très diffuse sur sa production. On ne saurait parler d’un seul et unique « style Ligeti », tant sa musique a connu d’évolutions, de manières différentes. Elle est la musique de tous les horizons, et dans le même temps la musique d’une très forte personnalité qui ne saurait se laisser confondre avec aucune autre. Rebelle à tout dogmatisme musical, à toute doctrine compositionnelle, et en même temps touche-à-tout, éclectique, le langage de Ligeti évoque, çà et là : la polyphonie de masse de Xenakis, l’orchestre de Schönberg ou de Mahler, le jazz, la musique légère latino-américaine, la polyrythmie pygmée, la musique des Caraïbes, la musique américaine du XXe siècle (Conlon Nancarrow, Charles Ives, Steve Reich…). Les titres des œuvres indiquent que, malgré sa modernité, et à l’instar de Bartók, Ligeti refuse de couper les ponts avec l’histoire. Au contraire, il compose en 1974 Le Grand Macabre, un opéra d’après la pièce éponyme de Michel de Ghelderode, rend hommage à Brahms en 1982 avec son Trio pour violon, cor et piano, se souvient de la complexité polyphonique des compositeurs de l’Ars novacourant musical du XIVe siècle dans son Concerto pour piano (1988) et renoue même, dans ses dernières œuvres, avec un langage néo-classique (mélodie, diatonismeéchelle do-ré-mi-fa-sol-la-si, voire tonalité).
Une nouvelle conception du concerto
Ligeti a composé plusieurs œuvres portant le nom de « concerto » : Concerto pour violoncelle (1966), Kammerkonzert pour treize instrumentistes (1969-1970), Double Concerto pour flûte, hautbois et orchestre (1972), Concerto pour piano (1985-1988), Concerto pour violon (1992), Hamburgische Konzert pour cor et orchestre de chambre (1998-1999). En outre, cinq des Dix Pièces pour quintette à vents de 1968 attribuent le rôle de soliste à un des instruments du quintette (le compositeur parle de Konzertstücke). Les concertos écartent le dialogue et la compétition entre le soliste et l’orchestre, ainsi que le primat du soliste classique ou romantique qui réduisait l’orchestre à un pur rôle d’accompagnateur et de faire-valoir. Comme souvent chez Ligeti, la virtuosité transparaît, mais sans le côté clinquant du concertiste. Le soliste de Ligeti est « simplement » le plus actif des instruments, qui sont eux aussi solistes ; par son jeu moins exposé, l’instrument soliste remplit une subtile fonction structurante (énoncé de motifs nouveaux, impulsions) : selon le compositeur, l’aspect concertant doit affecter l’ensemble de la texture musicale
. Dans certains des concertos, le principe de cadence est maintenu ; mais la cadence finale du Concerto pour violoncelle est un chuchotement, un murmure, bien loin du brio traditionnel exigé par le genre.
La musique mécanique
Plusieurs compositions de Ligeti mettent en place un mécanisme de précision apparenté à la musique mécanique, à l’image du Poème symphonique pour cent métronomes (1962), œuvre purement mécanique faisant jouer ensemble cent métronomes réglés à des vitesses différentes. Dans un « grand diminuendo rythmique » (Ligeti), les plus rapides s’arrêtent les premiers, tandis que les plus lents produisent progressivement, avant de mourir, une polyrythmie moins riche, mais plus facilement perceptible par l’auditeur. Ligeti lui-même parle de « mouvement précis et mécanique » (« Movimento preciso e meccanico ») dans son Kammerkonzert, où les musiciens doivent laisser percevoir le moins possible les subdivisions de mesure et de partie. Cette écriture est à rapprocher de celle du troisième mouvement du Quatuor à cordes n° 2, intitulé « Come un meccanismo di precisione », ainsi que des « horloges démoniaques » dans la deuxième partie des Nouvelles aventures (1965), ou du mécanisme de précision dans le second mouvement du Concerto pour violoncelle (1966).
Dans les années 1970, l’intérêt pour la musique mécanique continue à se manifester, par exemple dans Bewegung, dernière pièce du triptyque pour deux pianos Monument – Selbstportrait – Bewegung (1976). Dans Clocks and Clouds, pour douze voix de femmes et orchestre (1972 -1973), les processus réguliers et polyrythmiques des « horloges » s’opposent aux perturbations, aux brouillages irréguliers et flous des « nuages ». Le Grand Macabre (1974-1977) et les œuvres qui en sont issues (comme Mysteries of the Macabre, 1991) font montre de processus polyrythmiques obstinés, en prise directe avec les préoccupations mécaniques de Ligeti.
Illusions acoustiques et ambiguïtés auditives
Elles sont bâties sur le modèle des illusions optiques, qui fascinent Ligeti : émergence de sons qui ne sont pas réellement écrits, de lignes mélodiques et de structures rythmiques imaginaires (phénomène créé par les motifs intervalliques répétés à grande vitesse dans le Continuum pour clavecin, 1968), production de « sons différentiels » (résultant de la combinaison de sons suraigus dans les Dix pièces pour quintette à vent), figures polyrythmiques créant une sensation de spirales, d’objets en déformation (illustrées par le gouffre entre le registre suraigu du piano et l’extrême grave de la contrebasse dans le quatrième mouvement du Kammerkonzert), timbres inouïs en « trompe-l’oreille » (crées par l’accord « naturel » des violon et alto à partir des harmoniques d’un son grave de contrebasse dans le Concerto pour violon), polyrythmie figurant un chaos organisé (illusions rythmiques des études pour piano Automne à Varsovie, Désordre et celle pour orgue Harmonies).
Ligeti ne renonce jamais à proposer des jeux de perception à l’auditeur de sa musique. L’étude pour piano Touches bloquées et la seconde pièce pour deux pianos Selbstportrait procèdent de la même technique de touches enfoncées par une des mains, tandis que l’autre énonce des lignes mélodiques encadrant ce vide, ce silence. En règle générale, l’ambiguïté auditive provoquée par l’emploi de sons paradoxaux, par le déplacement de clusters, est le résultat d’un jeu sur le statisme et la mobilité au sein de la texture musicale.
Géométrie et architecture
Quand Ligeti découvre la géométrie fractale, il tente de reproduire l’effet en musique (le vertige de la répétition infinie d’une figure possédant la même structure que la figure entière constituée par ces figures), grâce à des textures présentant de petits fragments mélodiques sous des formes à peine dissemblables (quatrième mouvement du Concerto pour piano).
Auteurs : Antoine Mignon et Grégoire Tosser