Mauricio Kagel (1931-2008)
Je fais un sabotage très conscient de l’auditeur. […] Il y a beaucoup d’auditeurs qui n’aiment pas la musique, ne vont jamais au concert, ou qui vont au concert pour des raisons sociales, mais jamais ils n’ont été confrontés avec la vérité terrible d’entendre — parce que ça, c’est vraiment une vérité épouvantable.
S’attaquant à plusieurs domaines artistiquesmusiques instrumentale et vocale, musiques de scène, radio, cinéma (il est l’auteur de 17 films)..., Mauricio Kagel s’attache à renverser, avec ironie et mordant, les us et coutumes de la musique occidentale, et en premier lieu le concert en lui-même, qu’il entend mettre à vif.
Le théâtre musical
Après des études musicales, littéraires et philosophiques à l’université de Buenos Aires, Mauricio Kagel écrit ses premières œuvres au début des années 1950 et montre rapidement de l’intérêt pour l’électro-acoustique. Il s’installe en 1957 en Allemagne et collabore au studio de musique électronique de la radio de Cologne où il compose ses Transición I et II (1959-1960).
Est-ce son expérience de chef d’orchestre au théâtre Colón de Buenos Aires qui l’amène à interroger la dimension visuelle et gestuelle du spectacle musical ? Dès 1959, avec Sur scène, où tous les instrumentistesL’œuvre est composée pour récitant, mime, baryton solo, percussionniste, deux pianos, célesta, clavecin et orgue positif. sont aussi acteurs, Kagel met en scène l’aspect théâtral de la performance musicale : c’est le théâtre instrumental. Le compositeur détermine de plus en plus les indications théâtralesentrée sur scène, expressions faciales, etc. spécifiques aux musiciens et met en relation le geste musical et la musique jouée, comme dans Pas de cinq (1965), où les mouvements des cinq musiciens sont inscrits sur la paritition telles les parties instrumentales. Il s’intéresse à la lutte entre le musicien et son instrument, l’amenant à dépasser ses limites dans des performances extrêmement tendues, agressives, desquelles émane une dimension hautement dramatique, comme dans Pandora’s box (1960). Dans Tactil (1970), les musiciens apparaissent sur scène torse nu pour souligner le jeu des muscles et des articulations, le pianiste pratiquant également des exercices d’assouplissement sur scène. Dans Match (1964), une véritable joute s’installe entre les deux violoncelles, arbitrée par le percussionniste.
Au-delà de la musique, Kagel propose, non sans provocation et humour caustique, une réflexion qui dépasse le concert pour mettre en évidence les dimensions sociale, physiologique, et psychologique de la musique. Influencé par les surréalistes, le dadaïsme et plus encore par le théâtre de Beckett, de Brecht, voire le théâtre de l’absurde d’après-guerre, Kagel s’attache à montrer avec sarcasme l’envers du décor. Dans Staatstheater (1971), l’institution désacralisée devient le sujet de l’opéra, et dans Ein Aufnahmezustand (1969), il se gausse des incidents entourant l’enregistrement d’une pièce radiophonique.
L’irrévérence caustique
À partir des années 1970, Mauricio Kagel s’attache à déconstruire la tradition musicale en « s’attaquant » notamment aux icônes. Il en va ainsi de son film Ludwig van (1970), pour le bicentenaire de la naissance de Beethoven, où Kagel a recours à l’une de ses formes favorites, le collage. Dans Aus Deutschland — Eine Lieder Oper (1981), Kagel prend Liszt au motChaque lied de Schubert est un opéra en miniature.
: il réalise un opéra en montant, découpant, collant une série de lieder, symbole de la culture musicale allemande. En 1985, la Passion selon Saint Bach pour soli, chœur et grand orchestre narre l’histoire de Bach d’après la nécrologie de son fils Carl Philipp Emanuel, en suivant la distribution et la construction formelle de la Passion selon Saint Matthieu de Johann SebastianBach s’était lui-même amusé dans ses Variations Goldberg avec un quodlibet basé sur... un collage !.
Avec férocité, Kagel repense la place de la musique dans la société en remettant en cause, par un renouvellement de la perception visuelle et sonore, mais également des matériaux et des formes, la notion de composition musicale. Pour lui, toute musique doit être un drame.
Auteur : Antoine Mignon