Giovanni Gabrieli (entre 1554 et 1557-1612)
Venise à l’époque de Gabrieli
L’effervescence artistique, le goût pour l’apparat, la nécessité de la fête font rayonner Venise au XVIe siècle. Grâce à sa situation géographique propice aux échanges commerciaux internationaux, la Cité des Doges a engrangé d’énormes richesses. La ville est somptueuse, l’art est coloré. Les nouveaux horizons que la redécouverte de l’Antiquité a fait naître modèlent de nouvelles sensibilités.
L’art musical italien, ancré dans des traditions locales de la frottolaForme musicale populaire d’écriture le plus souvent monodique. et du madrigalComposition polyphonique du XVIe siècle italien., se fertilise au contact des musiques de l’école franco-flamandeÉcole musicale associée notamment aux noms de Guillaume Dufay et de Gilles Binchois pour le début du XVe siècle et à ceux de Johannes Ockeghem, de Jacob Obrecht, de Josquin des Prés et de Roland de Lassus pour la seconde moitié de ce siècle, compositeurs qui assouplissent progressivement les règles de l’écriture contrapuntique savante et qui font presque tous le Voyage en Italie. et des chansons polyphoniques françaisesChanson à plusieurs voix, à la mode à la cour de France, caractérisée par son style alerte et primesautier ; par exemple La Guerre de Janequin, Il est bel et bon de Passereau, Mignonne allons voir si la rose de Costeley…. À l’image d’autres grandes villes italiennes, Venise participe de cet élan musical novateur.
Le XVIe siècle voit l’émancipation progressive des instruments qui se libèrent de la tutelle de la musique vocale ; les compositeurs les utilisent plus fréquemment et de manière plus idiomatique. Giovanni Gabrieli compose de la musique vocale destinée à un ou plusieurs chœurs mais la richesse de l’offre instrumentale à Venise lui permet d’intégrer de nombreux instruments à ses compositions, ceux-là doublant les parties vocales ou bien s’organisant dans des sections autonomes et indépendantes alternant avec les voix ; il compose aussi des œuvres purement instrumentales. Les instruments à sa disposition sont nombreux : violes, violonsCet instrument est nouveau à l’époque. Inventé au XVe siècle, amélioré tout au long des XVIe et XVIIe siècles, d’abord utilisé pour les musiques populaires, il acquiert ses lettres de noblesse petit à petit avec le mûrissement de la facture instrumentale, jusqu’aux avancées déterminantes des facteurs d’instruments italiens tels que Gaspar da Salo, Amati, Stradivarius, Guarneri, etc…, et prendra progressivement la place de la famille des violes. , luths, flûtes, trompettes, cornets, trombones, doulcianesOu encore douçaine, ancêtre du basson.... L’usage de l’époque veut que le nom des instruments ne soit pas précisé sur les partitions.
Au bord de la lagune, la basilique Saint-Marc et ses qualités acoustiques exceptionnelles constituent l’écrin idéal que de nombreux compositeurs ont utilisé pour composer des œuvres spatialisées. La présence de deux orgues se faisant face, de part et d’autre des tribunes du chœur, favorise la communication entre deux groupes de musiciens, chanteurs ou instrumentistes et crée des effets de résonance, d’écho, de masse, suggérant le volume, la dynamique. La composition pour chœurs séparés (cori spezzati) est probablement à l’origine des formes musicales baroques telles que le concerto grosso et le concerto de soliste.
Vie du compositeur
Giovanni Gabrieli est un compositeur italien des XVIe et XVIIe siècles (République de Venise, 1554 ou 1557-1612). C’est de son oncle Andrea Gabrieli que Giovanni Gabrieli reçut ses premières leçons de musique et, bien qu’il entreprît un voyage à MunichLa cour de Munich, en Bavière, est dirigée par la famille ducale Wittelsbach depuis le XIIe siècle et fait partie à cette époque du Saint Empire germanique. Elle jouit d’une exceptionnelle popularité au XVIe siècle en raison de la magnificence que le prestige de sa vie musicale contribue à mettre en valeur dans toute l’Europe. On y trouve notamment un vaste ensemble instrumental en résidence qui rayonne et qui est à l’origine des ensembles instrumentaux vénitiens qui vont fleurir dans le seconde moitié du XVIe siècle. pour se former auprès de Roland de LassusRoland de Lassus, compositeur né à Mons, Belgique, en 1532 et mort à Munich en 1594 est un adepte de l’écriture polyphonique de l’école franco-flamande et synthétise la musique de son époque., et un autre à MonsMons est une ville du Hainaut, en Belgique, qui devint une province française en 1477, date de sa conquête par le roi Louis XI après la mort de Charles le Téméraire, dernier Duc de Bourgogne. auprès de Claudio Merulo, son œuvre musicale est étroitement liée à la Cité des Doges où il séjourna toute sa vie.
C’est à la basilique Saint-Marc qu’il concentra ses efforts d’instrumentiste lors de sa nomination au poste de premier organiste en 1584, prenant la succession de son oncle Andrea Gabrieli. Il composa pour cet instrument des ricercari, des canzone, des toccatas. Ses œuvres pour ensemble instrumental sont destinées à des formations dont ni le nom ni l’effectif ne sont précisés sur les partitions. Ces œuvres auront une influence durable sur l’évolution de la musique instrumentale, notamment sur l’évolution des formes musicales au XVIIe siècle. L’ensemble de son corpus fut édité dans plusieurs publications : Sacrae Symphoniae de 1597, Canzone per sonare con ogni sorte di stromenti, volume imprimé par Raveri en 1608 et qui contient des œuvres de plusieurs compositeurs, Sacrae Symphoniae de 1615. Son influence dépassera les frontières de l’Italie. Gabrieli eut de nombreux élèves dont le compositeur allemand Heinrich Schütz (1585–1672) qui adapta le style vénitien au goût germanique.
Style du compositeur
Le style du compositeur est au carrefour de deux époques artistiques majeures : la Renaissance et l’époque baroque. La Renaissance est caractérisée par l’écriture polyphonique de l’école franco-flamande mise au goût du jour à Venise par les œuvres d’Adriaan Willaert, compositeur né à Bruges (vers 1485) et mort à Venise (en 1562), auteur d’œuvres vocales à double chœur, de pièces instrumentales, de madrigaux… Giovanni Gabrieli utilise largement les techniques de cette écriture (contrepoint…) mais innove notamment dans sa musique instrumentale : la timide émergence de certains éléments caractéristiques (écriture en imitation souple et franche, dialogue de masses chorales, alternance des voix et des instruments, embryon de basse continue…) va permettre l’émergence du style baroque. L’exceptionnelle adaptation de Giovanni Gabrieli à son milieu naturel artistique fait de lui un maillon essentiel dans l’évolution des styles.
À l’image de sa musique vocale, la musique instrumentale de Giovanni Gabrieli trace de nouveaux sillons. Les instruments sont mis en valeur pour eux-mêmes (le nom des instruments n’est pas précisé dans les partitions, les familles instrumentales n’existent pas au sens d’aujourd’hui). Comme l’ont fait ses prédécesseurs, Giovanni Gabrieli utilise l’architecture et l’acoustique de la basilique Saint-Marc pour composer des œuvres à un ou plusieurs chœurs spatialisés auxquels se joignent un ou plusieurs ensembles instrumentaux dont la richesse de timbres s’accorde bien avec la somptuosité des lieux. La spatialisation crée des effets de dynamique dont Gabrieli sait prendre toute la mesure (Gabrieli est d'ailleurs l’un des premiers compositeurs à indiquer les nuances sur la partition, voir par exemple la Sonate pian’e forte).
La musique de Gabrieli est également jouée lors des nombreuses et somptueuses fêtes données pour marquer le prestige de la Sérénissime, à la Scuola San Rocco par exemple. Le témoignage des visiteurs étrangers est éloquent, on chante les louanges de Gabrieli dans toute l’Europe ! Malgré son statut de musicien de transition, son aisance, sa clarté, son inventivité, sa capacité à créer des compositions richement colorées et grandioses parfaitement adaptées au lieu et au temps font de Giovanni Gabrieli un musicien incontournable.
Auteur : Frédéric Lagès