Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)
Avec Telemann pour parrain
Carl Philipp Emanuel est le second fils de Johann Sebastian Bach. Il ne saurait trouver meilleur parrain que Telemann, l’ami de son père et bientôt le musicien le plus célèbre de toute l’Allemagne.
Son parcours est semblasble à celui de son frère aîné Wilhelm Friedemann, et conforme certainement à ce que Bach aurait désiré pour lui-même. Les études à l’université de Leipzig puis à celle de Francfort-sur-l’Oder font de lui un juriste, comme son frère. Ce bagage facilite ensuite son intégration à la bourgeoisie en plein développement et la rencontre des personnalités les plus marquantes de son époque. Il devient l’ami de physiciens, de professeurs de mathématiques, de théologiens, du poète Klopstockpoète - mort en 1803 à Hambourg à 79 ans - jouant un grand rôle dans la naissance du premier romantisme en Allemagne, notamment dans le mouvement du Sturm und Drang (littéralement : « Tempête et élan ») même, dont il est l’intime. Il entretient également une correspondance suivie avec Diderot.
La musique est ancrée à un point tel dans la lignée Bach qu’il faudra encore attendre une générationDes trois fils de Carl Philipp Emanuel qui parviennent à l’âge adulte, seul le plus jeune développe des dons en art. Il vit à Rome en tant que peintre et y meurt à 30 ans. pour que certains suivent leur propre chemin. Le second fils Bach est donc musicien, comme le laissait présager le choix de son parrain. C’est un jeune homme de 26 ans qui a l’honneur d’accompagner au clavecin le roi Frederic II intronisé en 1740Carl Philipp Emanuel est le claveciniste du prince héritier depuis deux ans déjà.. L’orchestre de quarante musiciens qu’il accompagne et avec lequel joue tous les jours le roi de PrusseExcellent flûtiste malgré les sarcasmes de Carl Philipp Emanuel à son sujet : Vous croyez que le roi aime la musique ; non, il n’aime que la flûte ; et encore, si vous croyez qu’il aime la flûte, vous vous trompez, il n’aime que sa flûte.
Il a notamment étudié la flûte avec l’éminent Quantz. est l’un des plus importants d’Allemagne. La rivalité des clavecinistes y fait rage : qui sera le premier claveciniste aux dépens du second et du troisième ? Car il faut plus d’une paire de mains pour accompagner toute la musique de Berlin, tant à la cour qu’à l’opéra !
C’est devant cette même assemblée à Potsdamnon loin de Berlin, faisant entendre quotidiennement le roi, sa flûte et l’orchestre face à un public choisi, que se présente Johann Sebastian Bach sept ans plus tardRépondant enfin à l’invitation du roi, Johann Sebastian Bach, accompagné de son fils aîné Wilhelm Friedemann, apparaît à la cour durant le concert. Frederic II le Grand cesse de jouer et annonce son invité : Messieurs, le vieux Bach est arrivé.
, au soir de sa vie. Cette visite mémorable n’améliore pourtant pas le sort de Carl Philipp Emanuel, qui s’estime insuffisamment reconnu et rétribuéLe renom et le salaire de ses confrères à la cour - dont le célèbre flûtiste Quantz - sont bien supérieurs aux siens, pour des compétences semble-t-il inférieures. Il n’est pas parmi les « favoris » du roi et n’obtient par conséquent pas autant de primes que ses confrères. De plus, Frederic II, très à l’écoute de la mode, relègue certainement Johann Sebastian Bach - le père - dans le passé. De là à assimiler le fils au père, il n’y a qu’un pas !, alors qu’il est l’un des joueurs de clavier les plus en vue d’Europe.
Le décès de Telemannle musicien le plus célèbre d’Allemagne, qui passe près d’un demi-siècle à Hambourg comme responsable de la musique des cinq principales églises alors que Carl Philipp Emanuel a 53 ans précipite les événements : il parvient au bout de quelques mois et malgré l’interdiction du roi, à lui succéder à Hambourg dans la prise en charge de la musique d’église. Cette très grosse responsabilité est menée à bien, et il parvient à rester en bons termes avec le clergé, ce qui n’avait jusqu’alors été le cas ni pour son père, ni pour son grand frère Wilhelm Friedemann. Les œuvres religieuses abondent désormais, dans un style qui annonce parfois Mendelssohnavec plus d’un demi-siècle d’avance donc !. Carl Philipp Emanuel travaille beaucoup, mais il est loin d’avoir la facilité de Telemannle compositeur le plus prolifique de l’histoire de la musique pour composer. Il prend donc la précaution de planifier les événements, et il n’hésite pas, comme le faisait son père, à réutiliser plusieurs de ses partitions antérieures. Sa carrière de claveciniste s’achève à 65 ans par un dernier concert très officiel, comme cela se ferait aujourd’hui.
Le précurseur des classiques
Il est le père, nous sommes des enfants
, dit Mozart à son sujet. D’ailleurs, une certaine façon de jouer en vigueur en Allemagne après 1750 est appelée « manière Bach », c’est-à-dire une façon de jouer élégante, apportant le repos : des caractéristiques que Mozartqui a 42 ans de moins que lui et HaydnPlus jeune de 18 ans, il estime que Carl Philipp Emanuel est le compositeur auquel il doit le plus. ne peuvent qu’apprécier.
On prend la mesure de l’influence du « Bach de Berlin » sur ses illustres collèguesHaydn, Mozart, Beethoven lorsque l’on sait que les uns comme les autres se font les doigts avec son EssaiEssai sur la véritable manière de jouer les instruments à clavier, édité en deux parties, à 39 et 48 ans, un ouvrage destiné aux amateurs de musiqueLeur nombre s’accroît considérablement après 1750, ce que Telemann ne manque pas d’exploiter avec une grande lucidité, notamment dans ses célèbres Taffelmusik, littéralement « musiques de table ».. Il est l’un des quatre théoriciens-pédagogues incontournablesavec Quantz, Agricola, et Leopold Mozart de cette deuxième moitié du XVIIIe siècle pour l’apprentissage du clavier. Un succès qui s’explique aussi par sa notoriété comme professeur de clavecin. Ses 50 concertos pour clavecin, dont les premiers sont écrits alors qu’il n’a pas encore 18 ans, ouvrent la voie au génieMozart ! Il écrit 27 concertos pour piano - dont la plupart sont d’absolus chefs-d’œuvre. qui ne naîtra qu’un quart de siècle plus tard.
Cette notoriété s’explique aussi par le fait que Carl Philipp Emanuel parvient à évoluer par rapport au style de son père. Celui-ci avait dû affronter les critiques de certains de ses élèvesL’un d’eux écrit un article alors que Carl Philipp Emanuel a 23 ans et son père 52 dans le Critischer Musikus et parle de compositions enflées et artificielles
, d’un caractère insuffisamment simple et naturel., les goûts évoluant vers plus de facilité. Carl Philipp Emanuel parvient à trouver un style plus naturel, plus sensibleC’est la période de l’Empfindsamkeit - intensification de l’expression des sentiments -, courant littéraire qui s’applique aussi à la musique. et proche de ses auditeurs, lesquels ne sont absolument plus disposés à entendre d’épaisses et longues fuguesprocédé d’écriture en imitation dont Johann Sebastian est le plus grand représentant (voir L’Art de la fugue). Il en vient même à supprimer les barres de mesure dans certaines de ses œuvres pour clavicordeinstrument à clavier à cordes frappées et au son très ténu… mais très sensible !.
Transmission du patrimoine
Carl Philipp Emanuel manifeste un intérêt particulier pour sa famille, et pour la lignée des Bach en général. Il poursuit d’ailleurs la généalogie commencée par son père en 1735Carl Philipp Emanuel a alors 21 ans et collectionne toute sa vie des portraits de compositeursce qui se fait assez couramment à son époque. À l’âge de 20 ans, il fait jouer des œuvres de son père alors qu’il est inscrit à l’université de Francfort-sur-l’Oder. On imagine ses colères lorsqu’un propos discourtois est émis à propos de son père ou de sa musique, dont il est l’un des plus grands défenseurs jusqu’à la fin de sa vie. Quinze ans plus tard, recevant la moitiéL’autre moitié est transmise à son grand frère Wilhelm Friedemann, et l’on sait l’utilisation désastreuse qu’il en fait, puisqu’il les vend pour subsister. des partitions de son père en héritage, il les conserve comme des reliques. C’est grâce à ce souci de conservation qu’un grand nombre de manuscrits de Johann Sebastian nous sont parvenus.
Carl Philipp Emanuel a tout prévu pour la transmission de ses propres œuvresenviron un millier en près de 60 ans de carrière. Il commence assez tôt à en constituer le cataloguele Nachlassverseichnis, littéralement l’« inventaire après décès », imprimé à Hambourg deux ans après sa mort.
Auteur : Jean-Marie Lamour