David Murray (1955-)
Porteur du double héritage de l’avant-garde du free jazz et du mainstream des années 1930, David Murray incarne un certain état du jazz partagé entre l’attachement fidèle à la mémoire de la musique noire et le besoin d’expériences et de rencontres inédites. En tant que saxophoniste ténor et clarinettiste basse, son jeu reflète ce tiraillement, ne cachant rien de ce qu’il doit à ses prédécesseurs dans un goût jamais dissimulé du pastiche, tout en réactivant avec une manière personnelle un grand nombre d’effets expressifs qui rendent la moindre de ses interventions aisément identifiable. Marchant dans les pas d’Albert Ayler (l’une de ses compositions les plus anciennes s’intitule « Flowers for Albert ») et de John Coltrane à ses débuts, David Murray semble avoir suivi le cours de l’histoire de son instrument à rebours jusqu’à remonter au Père de l’instrument, Coleman Hawkins, en passant par Ben Webster, Don Byas, Lester Young, Paul Gonsalves, Dexter Gordon ou Sonny Rollins (auxquels il a pour la plupart dédié des compositions) : le saxophoniste s’inscrit sans ambages dans une lignée d’instrumentistes puissants et lyriques, sa sonorité sous-tendue par un large vibrato qui se dérobe en feulement dirty, mêlant l’expressionnisme free à la volupté généreuse des ténors swing. N’accordant aucun intérêt à la gymnastique virtuose héritée du be-bop, il privilégie un discours mélodique aux liens avec l’harmonie lâches mais contrôlés, alternant traits « classiques » et écarts paroxystiques dans le suraigu. À la manière d’Eric Dolphy, David Murray inscrit ses interventions dans des formes traditionnelles tout en trouvant les moyens de ne jamais docilement s’y résoudre.
Acteur de la Loft Generation
Né le 19 février 1955 à Oakland en Californie, David Murray baigne dès l’enfance dans la musique. Sa mère est une pianiste de gospel, son père, pasteur, joue de la guitare. Avec eux et ses frères, il joue pendant les offices à la Church of God and Christ plusieurs fois par semaine. Passant de l’alto au ténor à l’âge de douze ans, il appartient trois ans plus tard à un groupe de R&B, les Notations of Soul. Au Pomona College de Los Angeles, il suit les cours de Bobby Bradford, compagnon de jeunesse d’Ornette Coleman, et fréquente l’écrivain Stanley Crouch (alors batteur) qui sera pendant plusieurs années son mentor. Sous son influence, il rencontre différents musiciens qui font vivre l’avant-garde des années 1960 sur la Côte Ouest : Charles Tyler, Arthur Blythe, John Carter, entre autres. Il se noue d’amitié avec James Newton et Lawrence Butch Morris qui seront parmi ses plus fidèles associés musiciens. En mars 1975, David Murray prend la décision de s’installer à New York. Malgré son jeune âge, il devient l’un des acteurs les plus emblématiques de la Loft Generation
, cette clique de musiciens héritiers du free jazz qui investit les lofts du Lower East Side et de Greenwich Village : celui qu’il habite avec Stanley Crouch est un important point de rendez-vous d’une scène en pleine effervescence. David Murray joue avec Cecil Taylor, Ted Daniel, Sunny Murray, Lester Bowie, etc.
Artiste hyperactif
En 1976, il découvre l’Europe, signe ses premiers enregistrements et fonde le World Saxophone Quartet avec Oliver Lake, Julius Hemphill et Hamiett Bluiett. En peu de temps, il s’impose comme l’un des musiciens les plus prometteurs et prolifiques de sa génération. Dès lors, sa carrière se distingue par une hyperactivité au sein d’une nébuleuse fidèle de musiciens, doublée d’une frénésie d’enregistrements (jusqu’à une douzaine par an). Le saxophoniste se produit aussi bien en solo (à Paris en 1978) qu’en big band, en trio (3D Family avec Andrew Cyrille et Johnny Dyani) qu’en octet, ou encore en quartet. Ses talents de fédérateur et de compositeur allant s’étoffant, son jeu s’enrichit à mesure que ressurgissent ses influences les plus traditionnelles et son affection pour les grands anciens. Avec une énergie incomparable et un souci constant du renouvellement, il n’a de cesse d’impulser des projets musicaux différents, tout en restant fidèles à certains musiciens : les pianistes Dave Burrell et John Hicks, le cornettiste Bobby Bradford, les contrebassiste Fred Hopkins et Wilbur Morris, les batteurs Ralph Peterson, Andrew Cyrille et Tani Tabbal.
En près d’une quarantaine d’années de carrière, David Murray aura visité la plupart des aires d’expression de la musique afro-américaine : le trio avec orgue (album Shakill avec Don Pullen), les suites poétiques à la Mingus (album Picasso en hommage à Coleman Hawkins), le big band (souvent placé sous la direction de Butch Morris), les standards et les ballades, un Clarinet Summit qui l’associe à Jimmy Hamilton et Alvin Batiste, la poésie noire issue du courant beat avec Amiri Baraka, la reconstitution historique (pour les besoins du film Kansas City de Robert Altman), la musique de Steve Coleman, les tenor battles
, le gospel et le rhythm’n’blues (Speaking in Tongues avec Fontella Bass), le free-funk électrique de James Blood Ulmer (au sein du Music Revelation Ensemble), les spirituals (Spirituals, 1988), le rock avec le guitariste Jerry Garcia (Grateful Dead), etc. Cet engagement protéiforme (il figure sur deux cents disques environ) est couronné en 1991 lorsqu’il devient lauréat du prestigieux JazzPar Prize.
Vers les musiques de la diaspora africaine
Installé à Paris en 1996, outre sa collaboration toujours active avec le WSQ, David Murray renouvelle son inspiration en s’intéressant aux différents visages de la musique noire : l’album Fo Deuk Revue enregistré au Sénégal avec le percussionniste Doudou N’Diaye Rose est réalisé la même année que Creole Project à la Martinique. S’il continue à célébrer Duke Ellington (à la Cité de la musique) ou bien John Coltrane (avec son octet ou son confrère James Carter), il s’initie à la tradition des percussions antillaises avec Klod Kiavué et François Landrezau (Yonn-Dé, 2001) et se rend à La Havane rencontrer des spécialistes locaux du jazz afro-cubain (Now is Another Time, 2001-2002). Cette aventure tournée vers les musiques de la diaspora africaine connaît un nouveau chapitre au contact des tambours guadeloupéens du Gwo-ka, rencontre à laquelle David Murray convie l’un de ses grands aînés, Pharoah Sanders. Une étape supplémentaire dans son investigation des multiples facettes de la Great Black Music.
Auteur : Vincent Bessières
(mise à jour : août 2005)